Réflexions sur la violence, la cruauté et la Cité.

Extraits d’un article de l’écrivain Hamit Bozarslan (Rue Descartes, ).

Mots-clés : Moyen-Orient, politique, terrorisme, violence

Sur le rapport entre la violence et le temps.

Le temps a toujours constitué le principal « capital » aussi bien des États que des acteurs contestataires : les pouvoirs ne peuvent en effet s’ancrer dans la durée qu’à condition d’être des horlogers d’un temps qu’ils régulent et convertissent en rapports de domination, instruments de légitimation, ou outils d’intervention dans l’espace. Comme le suggère l’historien Bernard Lepetit, l’« espace » n’est, en dernière instance, que la forme « solidifiée » du temps. À l’inverse, comme Ibn Khaldûn le saisissait déjà au 14ème siècle, toute contestation vise à bousculer, puis pulvériser le temps du pouvoir existant pour transformer son propre temps en outil de conquête de l’espace.

Sur le rapport des sciences humaines et sociales à la violence.

La recherche en sciences sociales n’est pas entièrement démunie face à ce phénomène [la violence au Moyen-Orient], qu’on peut expliquer en partant autant des « fondamentaux » ethniques, confessionnels, tribaux, territoriaux ou transfrontaliers de ces sociétés, que d’une simple chronologie montrant comment la militarisation des conflits s’est graduellement opérée, puis a déclenché un processus vertigineux de fragmentation. Mais bien que pertinente, l’« explication » ainsi offerte tourne dans le vide, ou, pire encore, « la clarté » qu’elle apporte « fait apparaître cela même dont il faut se délivrer ou contre quoi il faut lutter » [Léon Chestov, 2012]. « Expliquer » la violence à partir de son contexte d’émergence et ses mutations s’avère d’une utilité pratique dérisoire et ne permet nullement de surmonter la crise de sens qu’elle provoque face à laquelle les chercheurs sont tout aussi désarmés que l’ensemble des citoyens. Aussi raffinée soit-elle, en effet, la recherche ne peut, de par sa vocation même, engendrer une conscience critique, un « agir-citoyen » à même de peser sur le monde. C’est cette urgence citoyenne qui est à la base de notre texte. Malgré notre formation en histoire et en sociologie politiques, nous avons voulu présenter ici non pas un article de recherche, mais plutôt quelques réflexions, avouons-le d’emblée, libres, qui trouvent leur point de départ au Moyen-Orient, mais tentent de penser la violence en tant que phénomène universel.

L’approche phénoménologique, qui permet d’analyser [la violence] en la mettant en lien avec des rapports de domination et de contestation, de processus de construction et de dissolution du social, est indéniablement la plus fructueuse qu’on puisse développer en la matière, mais elle n’échoue pas moins à prendre en compte les effets transformateurs qu’elle engendre en tant que pratique. […] On se trouve ainsi, en creux, devant la problématique hégélienne de la « convertibilité » que réactualise Étienne Balibar : dans les cas qui nous intéressent ici, soit la violence s’exerce sans pouvoir « convertir » les projets et vouloirs de ses auteurs en « pouvoir » [principe de non-convertibilité], soit, plus grave encore, elle « convertit » les ressources confessionnelles, tribales, ou de cercles militarisés de socialisation en une action dont le sens se trouve dans la pure destruction, ou dans l’annonce de l’Heure H, de l’« ère nouvelle », qui est aussi celle du triomphe de Thanatos [principe de conversion destructive].

Sur la violence au Moyen-Orient.

Dans les années 80, le Moyen-Orient lato sensu avait connu un « état de violence » généralisé, sur lequel nous reviendrons ultérieurement (note). Exception faite des acteurs kurdes et partiellement palestiniens, la violence de cette période frappait les esprits non seulement par sa densité, mais aussi par sa stérilité, en ce que, in fine, elle ne procédait à aucune construction et ne réalisait aucune « conversion ». Cette décennie fut aussi le témoin de la montée en puissance du courant islamiste radical, renforcé par les ondes de choc de la Révolution iranienne et le noir romantisme afghan. Mais là encore, la « conversion » n’opéra pas ou opéra de manière perverse : les régimes, qui par ailleurs n’avaient pas hésité à « exporter » le radicalisme de leur jeunesse vers l’Afghanistan, ne manquèrent pas d’utiliser la « menace terroriste » pour consolider leur autoritarisme. Les djihads algérien et égyptien des années 90, s’expliquant en partie (mais seulement en partie) par le retour des « Arabes afghans » sur leurs terres d’origine, constituèrent également des moments particulièrement destructeurs, d’espaces, mais aussi de générations de militants et de populations civiles, mais n’eurent politiquement d’autres conséquences que la consolidation des États autoritaires dans les deux pays.

Plus que dans les années 90, la violence qu’on observe dans la région de nos jours s’inscrit simultanément dans un registre matériel et un registre des passions, qu’Étienne Balibar définit respectivement comme « ultra-objectif » et « ultra-subjectif » et se radicalise par les effets amplificateurs que produit leur fusion. Elle est « ultra-objective » en ce qu’elle engendre indéniablement des ressources économiques et symboliques mises à la disposition de ses auteurs, voire donne naissance à un « système de transaction » dont elle est la principale régulatrice. […] De l’autre côté, on observe aussi l’émergence d’un sombre régime de subjectivité, qui est marquée par une urgence axiologique qualifiant tout enjeu, toute bataille, toute tactique, comme chargés d’une importance « vitale », voire comme découlant d’un drame cosmique dont l’issue ne dépendrait que de la seule détermination et du seul esprit de sacrifice des combattants. Cette a-historicisation des séquences se déroulant pourtant dans un temps et dans un espace tristement terrestres, a pour conséquence de pulvériser la notion même de « stratégie », qui est pourtant omniprésente comme conséquence de la violence inscrite dans la durée.

L’une des conséquences probables de cette cassure est le passage des acteurs de la violence à une logique chiliastique. Comme le précise Karl Mannheim, celle-ci « brise toute relation avec ces phases de l’existence historique qui sont en processus quotidien de devenir parmi nous. Elle tend à tout moment à se changer en hostilité vis-à-vis du monde, sa culture et toutes ses œuvres et accomplissements terrestres et à les considérer comme des satisfactions prématurées d’efforts plus importants qui ne peuvent être intégralement satisfaits que par kairos ». La deuxième conséquence, qui est encore plus extrême que le « chiliasme », est la recherche d’une délivrance eschatologique dont la réalisation est censée avoir lieu hic et nunc, dans l’espace et dans le temps terrestres immédiats. Les auteurs de la violence cessent alors de se concevoir comme acteurs au sens propre du terme, autrement dit avec des expériences du passé, des projections dans l’avenir et la responsabilité axiologique et éthique du présent, pour se réaliser comme de simples actants accomplissant un dessein imposé par l’au-delà, s’interdisant par conséquent toute faculté de jugement ou de réajustement si ce n’est que d’ordre strictement militaire ou organisationnel.

Sur le rapport entre violence et politique.

Hannah Arendt a émis l’hypothèse d’une antinomie entre la violence et la politique. Selon Arendt, qui avait clairement l’Antiquité comme modèle, la Cité pouvait bien mener une guerre à l’extérieur, mais à condition de reconnaître la nature « non-politique » de cette activité. On pourrait, au prime abord, interpréter cette remarque comme un signe d’incompréhension profonde du phénomène de la violence. Après tout non seulement la violence n’a jamais été absente de la Cité, mais en tant qu’épisode, voire acte fondateur, elle en a été souvent aussi à la base. Mais si l’on délaisse ce registre empirique et se déplace vers un horizon normatif, on pourrait trouver dans cette réflexion une précieuse clef de lecture des conditions de la viabilité même de la Cité. Pour assurer sa durabilité, celle-ci doit en effet se baser sur un double principe politique, contradictoire mais convergeant, excluant l’un et l’autre la violence : le consensus pour définir son identité, ses frontières et son système de représentation et du gouvernement, et le dissensus pour légitimer, négocier, et éventuellement résoudre ses conflits internes, ou, le cas échéant, les institutionnaliser. Dans une telle perspective, l’introduction de la violence dans la Cité ne peut avoir pour conséquence ultime que son effondrement : en la défiant en sa qualité de personnalité collective, institutionnelle et morale, la violence remet effectivement en cause le principe du consensus et, en substituant la critique des armes à l’arme de la critique, elle interdit le dissensus comme dispositif légitime.

En réalité, le terme « violence » (au sens générique de la gewalt en allemand) efface la distinction entre la force d’un pouvoir organisé et la dissidence armée d’une partie de la société et s’avère par conséquent d’une piètre utilité heuristique. Supprimer cette distinction, qui est centrale dans l’analyse de Georges Sorel et de Charles Tilly, reviendrait en effet à vider de leur sens un grand nombre de concepts fondateurs de la politique, comme la domination, la contestation, l’exclusion, l’intégration, ou simplement la citoyenneté. Comme le rappelle l’histoire des révolutions à travers le monde, la violence peut émerger comme une réponse des dominés ou des exclus, ou des simples oppositions politiques, à la coercition du pouvoir. De même, elle peut viser à débloquer une machine politique oligarchique refusant toute représentation politique et sociale, et partant tout élargissement du jeu politique. Elle peut également être, du moins dans la lecture subjective des acteurs, l’ultime recours à leur disposition pour résoudre une « question sociale » aggravée par de fortes inégalités. Enfin, il est indéniable que ce n’est pas le radicalisme en tant que tel qui conduit à la violence, mais sa mise au ban de la cité ; les radicalismes de gauche en Europe des années soixante et soixante-dix, ou les contestations afro-américaines de la même période ont, en règle générale, renoncé à la violence du moment où ils ont pu obtenir la possibilité de s’intégrer dans l’espace public ou politique et disposer des moyens d’action pour porter et réaliser certaines de leurs revendications.

Mais dans certaines configurations où la Cité a été déjà détruite ou considérablement affaiblie, la violence, nourrie d’un radicalisme, non pas nécessairement politique, mais de race ou de confession, peut atteindre un niveau paroxystique faisant disparaître toute distinction entre la contestation armée et la coercition du pouvoir. Dans ces cas particuliers, ce sont bien les puissants, voire les bourreaux, et non pas les exclus, ce « prolétariat de l’intérieur » dont parle Arnold Toynbee, qui ont recours à la violence et monopolisent les deux registres, symbolique et discursif, de l’ordre légitime et de la contestation légitime [Bozarslan prend alors l’exemple du national-socialisme, défini comme « ordre » et « anti-ordre » à la fois].

Note.

« Le concept d’« État de violence », qui fut élaboré par le philosophe Frédéric Gros dans les années 2000, désigne la naissance, dans les démocraties occidentales, d’un nouveau régime sécuritaire ne reconnaissant pas de « discontinuité » entre la scène intérieure et le front extérieur, l’armée et la police, les périodes de mobilisation et la démobilisation. »