Politique et pouvoirs.

État des lieux de la démocratie, des élections et des pouvoirs, en particulier en Europe.

Les élections européennes et la crise des partis.

Résumé d’un entretien avec Christophe Sente (Université libre de Bruxelles), revue Esprit, .

Mots-clés : citoyenneté, néolibéralisme, abstention

Selon Christophe Sente, l’échec relatif des partis démocratiques traditionnels aux élections européennes de ne tiendrait pas au populisme, au nationalisme ou à la xénophobie. Cet échec viendrait de la difficulté pour ces partis à rester en phase avec les attentes des citoyens dans un contexte de crise marqué par la réduction de l’autonomie politique comme de la capacité financière des États.

Malgré la percée effective des eurosceptiques, la future orientation européenne s’annonce comme une continuité des politiques de la droite libérale. Ces politiques bénéficieraient en effet d’un phénomène de résilience du néolibéralisme (Vivien Schmidt), qui impose ce modèle malgré son inefficacité, y compris chez les sociaux-démocrates et les eurosceptiques. Cette continuité à droite ne sera contredite que si le résultat des élections légistlatives dans les pays de l’UE se calque sur celui de ces élections européennes.

En ce qui concerne la personnalisation inédite de ces élections, elle n’a pas suffisamment mobilisé les électeurs, même si elle a eu le grand mérite de rappeler que la commission n’est pas une instance technocratique, mais un lieu éminemment politique et que le choix de son leader importe. Néanmoins, le niveau d’adhésion des citoyens à l’Europe ne dépend plus de sa séduction institutionnelle, mais de résultats socio-économiques favorables aux travailleurs et aux chômeurs. Dés lors, la démocratie européenne a moins besoin de réformes électorales […] que d’un débat sur les politiques économiques et les objectifs sociaux de l’Europe.

À propos de l’abstention, l’auteur note une dépolitisation générale et un désengagement populaire dans les coopératives ou les mutuelles : les individus tendent à substituer une critique essentiellement passive de la gestion publique professionnelle à un engagement citoyen.

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La condition anarchique. Ou comment tient une société qui ne tient à rien ?

Résumé d’une conférence donnée au Centre Culturel International de Cerisy par Frédéric Lordon, .

Mots-clés : institutions, société, liberté

Selon le philosophe et économiste Frédéric Lordon, la potentia multitudinis (la puissance de la multitude ; Spinoza) est la force qui a le pouvoir de donner forme à toute chose dans le monde social. La potentia multitudinis ne tire pas sa force de son nombre, mais d’un processus que Lordon décrit comme suit :

  1. Les valorisations sont les faits de jugement formés d’après des affects.
  2. Par conséquent, les valeurs sociales, comprises comme valorisation collective, comme valorisation commune, procèdent d’affects communs : c’est parce qu’ils ont été identiquement affectés par une certaine chose, que les individus jugent identiquement qu’elle est un bien ou un mal.
  3. Cette identité d’affection n’a rien de natif ou de spontané : a priori les individus jugent différemment, selon la variété de leur complexion. Ils ne sont déterminés à juger identiquement que sous l’effet d’une certaine formation de puissance collective, qui est un pouvoir « d’affecter tous » : la puissance de la multitude.
  4. La puissance de la multitude désigne le fond de la productivité du social, du travail que la société ne cesse de faire sur elle-même (en d’autres termes : les auto-affections de la multitude, ce processus où la multitude est à la fois sujet productif et objet nécessairement aliéné de et à ses propres productions).
    Ce paradoxe illustre la notion de transcendance immanente du social.

En résumé, via les étapes successives de la valorisation, de la véridiction et de la normation, la puissance de la multitude trouve ou investit dans une forme (par exemple : une pensée, une structure, une personne) des affects communs qui en font, le temps qu’elle en est investie, une autorité (une religion, une institution, une personnalité). Cela fait dire à Frédéric Lordon que tout ce qui arrive à la société vient de la société, et il lui vient par auto-affection, médiate ou immédiate.

En distinguant, à la manière de Jacques Rancière, la notion d’arkhè (commencement, fondement) de celle de kratos (force, pouvoir), Frédéric Lordon pose donc la condition des sociétés comme anarchique, c’est-à-dire privée d’arkhè, d’ancrage absolu auquel raccrocher ses vérités pratiques et ses valeurs ordinaires. Les sociétés ne tiennent à rien et pourtant elles tiennent, par la force de leur activité permanente d’auto-affection.

Remarques. La croyance (et plus généralement l’adhésion) est au cœur de cette capacité à « tenir », et procède plus de l’affectif que de l’idéel : c’est une idée qui fait de l’effet. Pour cette conférence, l’auteur référent de Frédéric Lordon est le philosophe Baruch Spinoza (1632-1677).

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La contestation des grands projets d’infrastructures.

Résumé d’un article de Géraud Guibert, revue Esprit, .
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Mots-clés : institutions, démocratie, manifestations

Contextes.

Depuis la deuxième moitié des années 70, la population n’hésite pas à contester l’orientation voire la réalisation de grands projets d’infrastructures.

Ces contestations peuvent être liées :

Certains contextes ont permis à ces contestations d’aboutir :

De surcroît, dans les deux derniers cas, l’autorité diminuée de l’échelle nationale n’est pas récupérée par une structure européenne, pourtant convenable à de tels projets d’infrastructures. Pour Guibert, cette situation est, entre autres, le résultat de l’insuffisante légitimité démocratique des instances européennes.

Actions.

En 2014, les projets les plus contestés sont :

Dans l’ensemble, les projets les plus contestés concernent :

En dehors du nucléaire, la mobilisation est restée principalement locale. Néanmoins, l’auteur remarque : Une caractéristique de la nouvelle contestation est qu’elle porte sur l’existence même des grands projets ou travaux, et non plus seulement sur leurs caractéristiques, leur localisation ou leur tracé.

En général, la majorité des projets contestés aboutissent, moyennant souvent des délais prolongés, des réductions et des aménagements.

Idéaux.

La centralisation a longtemps fait des contestations des grands projets une spécificité française. Aujourd’hui, cette contestation s’inscrit souvent dans la mouvance altermondialiste, qui a forgé le terme de GPII (grands projets inutiles imposés). Ce terme — considéré par l’auteur comme un outil de lutte — repose sur trois adjectifs :

Pour les altermondialistes, la victoire n’est pas l’amélioration du projet, c’est son abandon.

Logiques.

Devant ces contestations, l’institution a tenté de rationaliser le débat sur les projets d’infrastructure grâce à la procédure de débats publics et à la Commission nationale du débat public (CNDP), initiées par la loi Barnier de 1995 et élargies par la loi sur la démocratie de proximité de 2002.

La consultation publique se fait aujourd’hui en amont des projets. Si cela permet au public d’en discuter très tôt, cela peut devenir problématique pour des équipements qui mettent très longtemps à être construits et mis en œuvre et pour lesquels la perception des différents problèmes posés évolue rapidement dans le temps, comme par exemple l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

La contestation a posteriori s’explique ainsi logiquement, mais ne doit pas devenir une confrontation systématique entre la population méfiante et ses élus. En tout cas, conclut Géraud Guibert, de nouvelles formes démocratiques sont à inventer pour permettre à tous ceux qui se sentent concernés d’exprimer leur avis. Il s’agit à terme de redéfinir nos modalités de développement et ce qui fait aujourd’hui « intérêt général ».

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Gouverner par les nombres.

Résumé d’un entretien avec Alain Supiot, France Culture, .

Mots-clés : Union Européenne, néolibéralisme, mondialisation, calcul

Alain Supiot, juriste français spécialiste du droit social et de l’État social, est professeur au Collège de France. Il explique ici d’où vient la gouvernance par les nombres et comment en sortir.

Supiot rappelle que l’Athènes du 5ème siècle AEC structure sa vision du monde autour de l’« isonomie », l’égalité de tous devant la loi, notion fondatrice de la démocratie. Avec l’aboutissement de la révolution galiléenne au 18ème siècle, s’est imposée l’idée d’un univers régi par les nombres. Dès lors, au règne de la loi va succéder celui du calcul, règne consolidé par le développement du capitalisme. Sous la forme libérale de ce dernier, les rapports sociaux et notamment le travail sont mécaniques (cf. taylorisme) et structurés de manière pyramidale. Dès les années 1950, sous la forme néolibérale du capitalisme, les rapports sont d’ordre cybernétique : il n’y a plus d’autorités qui pensent et le reste de la société qui agisse, mais une matrice d’échanges et de régulations.

Dans une telle gouvernance par les nombres, la maîtrise de ces nombres revient à dominer les champs du travail, de la finance, de la politique, du droit, etc. et à renverser la souveraineté de l’État (la Loi) vers la suzeraineté des structures privées et publiques supra-nationales (le lien, la loi du plus fort). Le néolibéralisme (Supiot parle d’ultra-libéralisme) s’est ainsi mué en régime politique, en une dictature démocratique qui est autant celle de l’URSS d’hier, planifiée par le Gosplan, que celle de la Chine d’aujourd’hui — ou que celle encore de l’Union Européenne, qui épuise par exemple la Grèce à force de la broyer dans une comptabilité désormais exempte de son originel « principe de prudence » et surtout de tout débat critique et populaire.

On pourra opposer à Alain Supiot sa confiance dans le pouvoir de l’État, mais il pourrait bien s’agir d’une des solutions les plus efficaces et réalistes aux dérives de la mondialisation (ce que confirment Joseph Breham pour le droit ou Frédéric Lordon pour l’économie).

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Les trois libertés chez Benjamin Constant.

Résumé d’un article de Bruno Guigue, « L’argent, rempart de la liberté ? Étonnante modernité de Benjamin Constant », revue Études, , page 138.

Mots-clés : Benjamin Constant, liberté, modernité, libéralisme

Sauf mention contraire, les citations sont de l’auteur.

Benjamin Constant et le libéralisme.

L’écrivain et homme politique français Benjamin Constant (1767-1830) est aujourd’hui considéré comme une grande figure du libéralisme, ensemble des doctrines qui tendent à garantir les libertés individuelles dans la société. (Le Robert, 2008)

La liberté des Anciens et des Modernes.

Constant distingue d’abord la liberté des Anciens et des Modernes : la liberté antique désigne l’exercice commun de la puissance publique ; la liberté moderne vise d’abord la protection de chacun contre tous. La première désigne une série d’actes positifs, effectifs ; la seconde fixe négativement les limites du pouvoir.

Constant Benjamin définit ainsi la liberté des Modernes :

C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération.

Benjamin Constant, De la Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1849, in Écrits politiques, Gallimard, 1997, page 593

La liberté-protection.

Puisque le rapport entre liberté individuelle et liberté collective implique que ce qui est acquis d’un côté soit perdu de l’autre, la liberté moderne est d’abord une liberté-protection contre les pouvoirs institutionnel et collectif. Dès lors, la liberté se décline exclusivement au singulier et le “moi” n’y rejoint jamais un “nous” pour s’y fondre sous un nom collectif. Par conséquent, le « moi individuel » prive l’institution sociale de toute réalité — la fondation d’un « moi collectif » — au nom de son droit à la jouissance privée.

La liberté-jouissance.

En effet, la liberté moderne est ensuite, et surtout, une liberté-jouissance. La doctrine repose sur l’idée optimiste que le désir est pleinement légitime et la jouissance la fin de toute entreprise humaine. Constant précise : Notre liberté, à nous [nota : les Modernes], doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée.

Dans cette antagonisme entre la supériorité du Moi et le mépris du Tous, la place du politique (du grec polis, « cité ») est évidemment restreinte…

La liberté-influence.

Dérivée du souci primordial des intérêts privés, la liberté politique n’est pas la liberté véritable [pour Constant]. Réciproquement, la liberté individuelle demeure résolument à distance du pouvoir social, ce foyer inépuisable de tous les dangers. Ultime facette de la liberté moderne, la liberté-influence de l’individu n’interfère pas avec l’élaboration de la loi et s’exerce seulement aux marges du pouvoir. C’est pourquoi, le meilleur régime selon Benjamin Constant ne peut être que représentatif.

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Sur quoi repose l’institution.

Extraits d’un article de François Bourricaud, « Institutions », Encyclopædia Universalis.

Mots-clés : Durkheim, philosophie, sociologie

Les sociologues durkheimiens commencent, comme le fait Marcel Mauss dans son article de la Grande Encyclopédie, par souligner que les institutions, de même que tous les faits sociaux, doivent être traitées comme des choses. Le fameux précepte durkheimien signifie d'abord que le travail du sociologue ne consiste point à interpréter mais à constater : c'est ainsi, voilà le premier précepte. […]

L'institution se reconnaît à son caractère contraignant. Mais, outre que la contrainte admet des degrés, il faut se demander sur quoi repose son efficacité. Émile Durkheim dit bien qu'ayant tous les attributs des choses la contrainte qu'exercent sur nous les institutions a une force à laquelle nous ne pouvons pas résister. Mais il parle aussi de leur autorité. Pour rapprocher ces deux termes, on peut faire valoir que l'autorité morale est aussi réelle, aussi efficace que les forces physiques puisqu'on peut lui attribuer, par une imputation causale, des conduites immédiatement observables. Même si l'on concède ce point à Durkheim, il faut convenir que les sanctions morales ou même légales qui punissent une conduite déviante ne sont pas de même nature que la brûlure qui endommage la main imprudente qui s'est approchée du feu. […]

La contrainte à laquelle pense Durkheim ne suppose pas seulement la légitimité ; par un paradoxe particulièrement sensible dans L'Éducation morale, elle suppose aussi l'autonomie des agents sur lesquels elle s'exerce. L'autonomie ne doit pas être prise au sens littéral. Nous ne sommes pas les auteurs de la loi à laquelle nous sommes soumis : elle nous préexiste, comme elle nous survit. Et sa transcendance par rapport à nos destins individuels est d'autant plus manifeste qu'il s'agit de normes sur lesquelles l'initiative et l'artifice du législateur ont moins de prise. […]

L'acteur individuel n'est donc pas l'auteur des contraintes auxquelles il est soumis ; et pourtant, il peut être dit autonome en ce sens qu'il a assimilé (intériorisé ou introjeté) ces contraintes, où il a reconnu les conditions de son épanouissement, et même, pour ainsi dire, de sa propre expression. En d'autres termes, les contraintes ne sont rendues efficaces que dans la mesure où elles ont été intériorisées par un processus de socialisation. Et elles ne peuvent l'être que si les activités qu'elles régissent apparaissent compatibles avec les « besoins » fondamentaux de la personnalité de l'acteur. […]

Mais à quelque niveau que l'autonomie du sujet soit envisagée, elle exprime le nécessaire concours de l'individu au fonctionnement de la société, ou encore elle signifie que la contrainte des institutions n'est efficace que dans la mesure où le concours des individus leur est assuré. La contrainte entendue comme la force toute pure qui émanerait des institutions dépend de leur légitimité, mais aussi de leur qualité pédagogique, c'est-à-dire de la capacité des normes qui les constituent à être enseignées et apprises. Lorsque les institutions peuvent être dites contraignantes – au sens vulgaire et non durkheimien de ce mot – et qu'elles se réduisent à la force pure et simple, c'est-à-dire à l'application de sanctions routinières (suivies d'effet tant qu'elles ne sont pas mises en cause) ou à l'imposition de mesures violentes, elles ne sont plus respectées, et comme leur maintien n'est plus compatible avec l'exigence d'autonomie, elles cessent plus ou moins rapidement d'être pratiquées, et abandonnent les individus à la vaine agitation de leurs désirs et de leurs intérêts. Cet affaissement de l'ordre institutionnel par épuisement de la légitimité, et par dépérissement de l'autonomie, est appelé par Durkheim anomie.

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