L’ancien régime et la Révolution, d’Alexis de Tocqueville.

L’objet propre de l’ouvrage que je livre au public est de faire comprendre pourquoi cette grande révolution, qui se préparait en même temps sur presque tous le continent de l’Europe, a éclaté chez nous plutôt qu’ailleurs, pourquoi elle est sortie comme d’elle-même de la société qu’elle allait détruire, et comment enfin l’ancienne monarchie a pu tomber d’une façon si complète et si soudaine.

Dans ma pensée, l’œuvre que j’ai entreprise ne doit pas en rester là. Mon intention est, si le temps et les forces ne me manquent point, de suivre à travers les vicissitudes de cette longue révolution, ces mêmes Français avec lesquels je viens de vivre si familièrement sous l’ancien régime, et que cet ancien régime avait formés, de les voir se modifiant et se transformant suivant les évènements, sans changer pourtant de nature, et reparaissant sans cesse devant nous avec une physionomie un peu différente, mais toujours reconnaissable.

Je parcourrai d’abord avec eux cette première époque de 89, où l’amour de l’égalité et celui de la liberté partagent le cœur ; où ils ne veulent pas seulement fonder des institutions démocratiques, mais des institutions libres ; non seulement détruire des privilèges, mais reconnaître et consacrer des droits ; temps de jeunesse, d’enthousiasme, de fierté, de passions généreuses et sincères, dont, malgré ses erreurs, les hommes conserveront éternellement la mémoire, et qui, pendant longtemps encore, troublera le sommeil de tous ceux qui voudront les corrompre ou les asservir.

pages 47-48

J’espère avoir écrit le présent livre sans préjugé, mais je ne prétends pas l’avoir écrit sans passion.

page 49

Plusieurs m’accuseront peut-être de montrer dans ce livre un goût bien intempestif pour la liberté, dont on m’assure que personne ne se soucie plus guère en France.

Je prierai seulement ceux qui m’adresseraient ce reproche de vouloir bien considérer que ce penchant est chez moi fort ancien. Il y a plus de vingt ans que, parlant d’une autre société, j’écrivais presque textuellement ce qu’on va lire.

Au milieu des ténèbres de l’avenir on peut déjà découvrir trois vérités très claires. La première est que tous les hommes de nos jours sont entraînés par une force inconnue qu’on peut espérer régler et ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt les précipite vers la destruction de l’aristocratie ; la seconde, que, parmi toutes les sociétés du monde, celles qui auront toujours le plus de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront précisément ces sociétés où l’aristocratie n’est plus et ne peut plus être ; la troisième enfin, que nulle part le despotisme ne doit produire des effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là ; car plus qu’aucune autre sorte de gouvernement il y favorise le développement de tous les vices auxquelles ces sociétés sont spécialement sujettes, et les pousse ainsi du côté même où, suivant une inclinaison naturelle, elles penchaient déjà.

Les hommes n’y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de castes, de classes, de corporations, de familles, n’y sont que trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n’envisager qu’eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible, car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se mettre à part : il les isole ; ils se refroidissaient les uns les autres : il les glace.

Dans ces sortes de sociétés, où rien n’est fixe, chacun se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l’ardeur de monter ; et comme l’argent, en même temps qu’il est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n’y a presque personne qui ne soit obligé d’y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. Ces passions s’y répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent jusqu’à celles mêmes qui y avaient été jusque-là le plus étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et à dégrader la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or, il est de l’essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent en aide ; elles détournent et occupent l’imagination des hommes loin des affaires publiques, et les font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur fournir le secret et l’ombre qui mettent la cupidité à l’aise et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur. Sans lui elles eussent été fortes ; avec lui elles sont régnantes.

La liberté seule, au contraire, peut combattre efficacement dans ces sortes de sociétés les vices qui leur sont naturels et les retenir sur la pente où elles glissent. Il n’y a qu’elle en effet qui puisse retirer les citoyens de l’isolement dans lequel l’indépendance même de leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher les uns des autres, qui les réchauffe et les réunisse chaque jour par la nécessité de s’entendre, de se persuader et de se complaire mutuellement dans la pratique d’affaires communes. Seule elle est capable de les arracher au culte de l’argent et aux petits tracas journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d’eux ; seule elle substitue de temps à autre à l’amour du bien-être des passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l’ambition des objets plus grands que l’acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes.

Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peuvent être riches, raffinées, ornées, magnifiques même, puissantes par le poids de leur masse homogène ; on peut y rencontrer des qualités privées, de bons pères de famille, d’honnêtes commerçants et des propriétaires très estimables ; on y verra même de bons chrétiens, car la patrie de ceux-là n’est pas de ce monde et la gloire de leur religion est de les produire au milieu de la plus grande corruption des mœurs et sous les plus mauvais gouvernements : l’empire romain dans son extrême décadence en était plein ; mais ce qui ne se verra jamais, j’ose le dire, dans des sociétés semblables, ce sont de grands citoyens, et surtout un grand peuple, et je ne crains pas d’affirmer que le niveau commun des cœurs et des esprits ne cessera jamais de s’y abaisser tant que l’égalité et le despotisme y seront joints.

pages 50-53