Ainsi parlait Zarathoustra, de Friedrich Nietzsche.

(traduction : Maurice de Gandillac, 1971).

Je suis, dit-il à son cœur, un homme qui voyage et qui gravit des montagnes ; point n'aime les plaines et, ce me semble, en paix ne puis longtemps rester assis.

Et quelque destin encore ne me vienne à présent, et quelque expérience vécue, — y seront toujours cheminement et escalade de montagnes ; on ne vit à la fin d'autre expérience encore que soi-même.

Le temps n'est plus où la rencontre des hasards encore m'était permise, et à présent que me pourrait-il advenir qui déjà ne fût mien ?

Il retourne seulement, pour moi revient enfin chez lui — mon propre soi, et ce qui de lui longtemps vécut à l'étranger, entre toutes choses dispersé et entre tous hasards.

Et je ne sais plus rien sinon que me voici debout devant mon ultime sommet et ce qui le plus longtemps me fut épargné. Hélas ! sur mon plus dur chemin il me faut avancer. Hélas ! j'ai commencé ma plus solitaire pérégrination !

Mais qui est de mon espèce à pareille heure n'échappe, à l'heure qui lui parle : « À présent seulement de la grandeur tu vas ton chemin ! Cime et abîme — maintenant cela ne fait plus qu'un !

De la grandeur tu vas ton chemin ; qui derrière toi soit coupé tout chemin, voilà nécessairement ton courage le meilleur.

De la grandeur tu vas ton chemin ; à la trace personne ici ne te doit suivre ; derrière toi ton pied lui-même a effacé le chemin et, au-dessus de lui, il est écrit : impossibilité.

Et si te manquent à présent toutes échelles, à t'élever plus haut que ta propre tête, et au-delà, tu ne peux que t'entendre ; t'élever d'autre manière, comment le voudrais-tu ?

Plus haut que ta propre tête, et au-delà, plus haut que ton propre cœur ! Maintenant le plus doux en toi ne peut encore que devenir le plus dur !

Qui grandement toujours s'est ménagé, à la fin celui-là de son grand ménagement tombe malade. Louange à ce qui rend dur ! Je ne loue le pays où beurre et miel — coulent !

Désapprendre à se voir est nécessaire pour beaucoup voir ; — de cette dureté tout grimpeur a besoin.

Mais qui des yeux, en connaissant, est indiscret, comment de toutes choses verrait-il plus que leur premier plan ?

Or toi, Zarathoustra, c'est le fond de toutes choses que tu as voulu contempler, et leur arrière-fond ; au-dessus de toi-même déjà il te faut donc monter, — là-bas, là-haut ; afin que même tes étoiles encore soient au-dessous de toi !

Oui certes ! D'en haut me regarder moi-même, et encore mes étoiles, voilà seulement ce qui se nommerait ma cime, ce qui encore me restait comme ma cime dernière ! » —

pages 205-207