Les Systèmes socialistes, de Vilfredo Pareto.

Publié en . Extraits de l’édition Marcel Giard pour la Bibliothèque internationale d’économie politique (Paris, 1926).

La réfutation logique et expérimentale des théories de Marx n’entraîne nullement la condamnation du collectivisme. Au point de vue logique, nous avons le droit d’observer que lorsqu’on nous parle de plus-value et de sur-travail, on substitue de simples associations d’idées à une démonstration rigoureuse, mais nous n’avons pas le droit de conclure que le collectivisme ne serait pas favorable au bien-être de la société. Si quelqu’un affirme que les hommes seraient plus heureux si les moyens de production appartenaient à la collectivité, il émet une proposition qui doit être examinée selon les caractères intrinsèques de vérité qu’elle peut posséder. Elle n’est pas résolue affirmativement par cela seul qu’on donne le nom de plus-value à la part que prélève le « capitaliste », mais elle n’est pas non plus résolue négativement par cela seul que cette démonstration n’est pas bonne. On ne peut pas donner une mauvaise démonstration d’une proposition qui d’ailleurs est vraie.

Si la valeur n’était que du « travail cristallisé », il s’ensuivrait que le « capitaliste » usurpe la part qu’il prélève sur le produit, et si, pour un moment, nous négligeons la complexité des phénomènes sociaux, nous pourrions conclure qu’il est utile d’établir le collectivisme pour rendre cette part au travailleur. Mais nous ne pouvons pas dire que, la valeur n’étant pas du travail cristallisé, il s’ensuit que ce serait un mal d’établir le collectivisme.

Il faut encore rectifier l’erreur des anciens économistes anglais et de Marx, et ne pas confondre le capitaliste avec l’entrepreneur. La collectivité des capitaux, celle des entreprises, celle des capitaux et des entreprises, sont trois genres de collectivités théoriquement possibles, et qui demeurent distinctes. Au point de vue pratique existent d’énormes et peut-être d’insurmontables difficultés à étendre beaucoup un quelconque de ces genres de collectivité. Mais un état de choses dans lequel la plupart des grandes entreprises seraient collectives et l’épargne continuerait d’appartenir à des particuliers, qui en loueraient l’usage, ne paraît pas irréalisables : du moins en avons-nous un exemple, en de modestes proportions il est vrai, dans le socialisme communal. Savoir si cet état de choses procurera, ou ne procurera pas, le maximum de bien-être à la société est une autre question ; ce n’est pas ici le lieu où nous pouvons la traiter ; et dans ce livre nous devons nous borner à exposer seulement quelques-uns des éléments qui peuvent servir à résoudre le problème.

Les observations que nous venons de faire ne regardent que la valeur logique ou subjective des théories de Marx, elles ne touchent en rien leur valeur objective, c’est-à-dire l’influence qu’elles peuvent avoir exercée pour entraîner les hommes en un certain sens. L’histoire des religions prouve surabondamment que, comme nous l’avons souvent répété, ce sont là deux choses bien distinctes.

La valeur objective des œuvres de Marx a été grande et l’est encore actuellement. Il n’est pas difficile de démêler la raison de ce fait. La religion socialiste s’adresse aux ouvriers et aux petits bourgeois, surtout au prolétariat intellectuel, c’est-à-dire, en somme, à des personnes qui ne manquent pas d’instruction. Elle pouvait donc difficilement se passer de revêtir une forme scientifique, ce qui est d’ailleurs la tendance, à notre époque, de presque toutes les doctrines et les religions. Or, les œuvres de Marx et de Engels présentent un heureux mélange de passion et de raison, propre à donner satisfaction à l’exégèse vulgaire et à celle des savants. Au point de vue littéraire, on ne peut qu’admirer la claire vision du but, l’énergie, la persévérance, avec lesquelles marx et Engels battent en brèche le régime capitaliste. L’attention du lecteur est toujours, par les voies les plus diverses, ramenée à contempler les méfaits de ce régime, méfaits qui sont peints sous les plus vives couleurs, sans pourtant tomber dans la déclamation. on est amené peu à peu à partager l’aversion — peut-être faudrait-il dire la haine — des auteurs contre ce régime ; et tout, jusqu’au choix des termes, est calculé pour que celui qui cède, ne fût-ce qu’un moment, à ce sentiment ne puisse plus se ressaisir. L’homme aigri par la misère, par d’infructueux efforts de la lutte pour la vie, celui qui est ou se croit victime d’injustices sociales, trouve ses souffrances expliquées dans les œuvres de Marx, elles lui en révèlent les causes : le sur-travail, la plus-value usurpée par le capitaliste, le degré d’exploitation du travail ; il éprouve la vive jouissance que nous ressentons tous quand nous entendons expliquer clairement des sentiments qui, chez nous, n’existaient encore qu’à l’état confus. Nous appelons éloquent l’homme qui est capable de nous faire éprouver cette jouissance. L’ouvrier est persuadé que le patron « l’exploite » ; Marx vient donner une forme claire et précise à ce sentiment instinctif.

Sur le fond où domine le sentiment, se détachent des raisonnements vigoureux et de subtils sophismes. On peut sourire aux rêveries des utopistes, des métaphysiciens, des éthiques, mais la puissante dialectique de Marx impose le respect que mérite tout adversaire doué d’une force non commune ; et ce respect contribue à augmenter la foi qu’ont les adeptes en leur maître. L’obscurité, en certains points, des œuvres de Marx concourt à produire le même effet ; l’homme est attiré par le mystère et, quand nous commençons à admirer un ouvrage, les obscurités mêmes que nous y rencontrons font augmenter cette admiration. En outre, nous finissons par nous imaginer que nous les avons percées, que nous avons soulevé le voile qui recouvre la pensée de l’auteur. D’une part, cette interprétation, étant le fruit de notre imagination, est nécessairement d’accord avec nos sentiments ; nous voyons, dans l’œuvre de l’auteur que nous interprétons, ce que nous y mettons et, naturellement, nous trouvons que ce sont des conceptions excellentes. D’autre part, l’idée que, tandis que le vrai sens échappe à la plupart des hommes, nous seuls sommes parvenus à le découvrir nous procure de vives jouissances d’amour-propre, et ces jouissances nous attachent de plus en plus à l’ouvrage interprété et à son auteur.

Il faut encore ajouter que, même au point de vue exclusivement scientifique, c’est-à-dire logique et expérimental, les théories de Marx ne sont pas beaucoup plus erronées que celles de bien des économistes, par exemple des économistes optimistes.

Ces motifs agissent sur les personnes cultivées ; les autres en ont de non moins puissants qui les attirent vers Marx. Cet auteur sait parler aux ouvriers le langage de leurs intérêts ; il leur met devant les yeux une amélioration matérielle de leur sort, c’est un ami qui les traite en hommes et non un pédagogue qui les traite en enfants.

Du reste, quels que soient les motifs qui ont agi, à l’origine, pour faire des œuvres de Marx et de Engels les Écritures saintes du socialisme, ce choix, une fois fait, est conservée par force d’inertie et parce que les religions, en général, ne peuvent pas changer explicitement les bases sur lesquelles elles reposent. On peut les changer indirectement par l’exégèse et la casuistique, mais il faut toujours les respecter, du moins en apparence. Il est utile d’avoir un signe de ralliement, un drapeau ; on peut choisir celui qu’on veut, mais après qu’on l’a choisi, on ne peut plus le changer.

Les congrès socialistes ont suivi, jusqu’à présent, cette voie ; ils ont donné là une preuve de sagesse et de sagacité qui fait voir qu’ils sont bien réellement composés d’une élite.

Dans la récente querelle de Bernstein et des Marxistes intransigeants, Bernstein pouvait peut-être avoir raison au point de vue scientifique, mais les Marxistes avaient certainement raison au point de vue pratique. Les congrès socialistes ne sont pas des Académies fondées dans le but de découvrir des théorèmes de science pure. Ce sont, avant tout, des assemblées ayant un but pratique, des parlements du parti ouvrier, marchant à la conquête du pouvoir, et de la nouvelle élite, qui veut déposséder l’ancienne.

Au point de vue scientifique, la meilleure théorie de la valeur est celle qui s’accorde mieux avec les faits ; au point de vue pratique de l’évolution sociale, c’est celle qui est apte à susciter des sentiments favorables au but que l’on veut atteindre, ou, d’une manière générale, favorables à la meilleure forme d’évolution possible. Or, la théorie de la valeur de Marx ne remplit pas la première condition, mais, jusqu’à présent, paraît fort bien avoir rempli la dernière. Elle a donc été utile, au point de vue pratique. Quand elle aura cessé de l’être, on sera toujours à temps d’en changer le sens par l’exégèse, ou bien même de l’abandonner ; en tout cas, elle aura accompli l’œuvre qu’on attendait d’elle.

— Tome 2, chapitre 14, section 5, pp. 391-396
Notes

Un marxiste, G. Sorel, a fort bien vu le caractère religieux du socialisme démocratique, et ce qu’il dit peut aussi s’appliquer au marxisme. L’Église et l’État (dans la Rev. Soc.) : Il y a une grande analogie entre son attitude [de l’Église catholique] et celle de certains socialdémocrates allemands : le mouvement et le but final dans leurs écrits remplacent l’hypothèse et la thèse des catholiques. Et en note : On pourrait poursuivre le rapprochement très loin ; de même que les orateurs, les hymnologues et les liturgistes catholiques s’efforcent d’introduire dans leurs écrits le plus de mots et de morceaux de phrases extraits des Écritures, de même certains marxistes se font un vocabulaire très restreint tiré des œuvres de Marx ; leurs écrits sont de véritables mosaïques.