Dix jours qui ébranlèrent le monde, de John Reed.

Publié en . Extraits de l’édition Le Club français du livre (Paris, 1958).

Le gouvernement provisoire est absolument impuissant. La bourgeoisie domine tout, mais sa domination est camouflée grâce à une coalition fictive avec les partis jusqu’auboutistes. Eh bien, tout au cours de la révolution, on assiste à des révoltes de paysans fatigués d’attendre leur terre promise ; on observe le même mécontentement chez les classes laborieuses dans le pays tout entier. La bourgeoisie ne peut maintenir sa domination qu’en recourant à la guerre civile. La méthode Kornilov est la seule qui permette à la bourgeoisie de gouverner. Mais c’est la force qui lui fait défaut. L’armée est avec nous. Les conciliateurs et pacifistes, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, ont perdu leur autorité, parce que la lutte entre paysans et seigneurs, entre ouvriers et employeurs, entre soldats et officiers, est devenue plus acharnée, plus intransigeante que jamais. Seule l’action concertée des masses populaires, seule la dictature du prolétariat victorieux peuvent mener la révolution à bonne fin et sauver le peuple… Les soviets sont les plus parfaits représentants du peuple, parfaits par leur expérience révolutionnaire, par leurs idées et leurs objectifs. Ils s’appuient directement sur les soldats des tranchées, sur les ouvriers d’usine et sur les paysans aux champs, ils sont l’épine dorsale de la Révolution… On a essayé de créer un pouvoir sans les soviets et l’on n’a créé que l’anarchie. Des intrigues contre-révolutionnaires de toutes sortes se trament actuellement dans les coulisses du Conseil de la République. Le parti cadet représente la contre-révolution militante. À l’autre extrémité, les soviets représentent la cause du peuple. Entre les deux camps, il n’y a pas de groupes de quelque importance… C’est la lutte finale. […]

Notre premier acte sera un appel pour un armistice immédiat sur tous les fronts et pour une conférence des peuples qui devra discuter des conditions de paix démocratiques. Nous réussirons à obtenir un traité de paix d’autant plus démocratique que le sentiment révolutionnaire se révélera plus fort en Europe. Si nous créons ici un gouvernement de soviets, ce sera un facteur puissant en faveur d’une paix immédiate en Europe, car ce gouvernement s’adressera directement et immédiatement à tous les peuples, par-dessus la tête de leurs dirigeants, pour leur proposer l’armistice. Au moment de la conclusion de la paix, la révolution russe pèsera dans le sens d’une paix sans annexions ni réparations, avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dans le sens d’une République Fédérée d’Europe… À la fin de la guerre, je vois une Europe recrée non par les diplomates, mais par le prolétariat. La République Fédérée d’Europe — les États-Unis d’Europe — voilà ce qu’elle doit être. L’autonomie nationale ne suffit plus. L’évolution économique exige l’abolition des frontières nationales. Si l’Europe demeure divisée en groupes nationaux, l’impérialisme recommencera son œuvre. Seule une République Fédérée d’Europe peut assurer la paix du monde.

Trotsky, cité pp. 79-80

Le Soviet des Députés ouvriers et soldats de Petrograd salue la révolution victorieuse du prolétariat et de la garnison de la capitale. Il souligne tout particulièrement l’esprit de cohésion, d’organisation, de discipline et d’unanimité dont les masses ont fait preuve à l’occasion de cette insurrection, exceptionnellement peu sanglante et exceptionnellement réussie.

Le Soviet est fermement convaincu que le gouvernement ouvrier et paysan qui sera créé par la révolution en tant que gouvernement des Soviets et qui assurera au prolétariat urbain le soutien de toute la paysannerie pauvre, que ce gouvernement suivra résolument la route du socialisme, unique moyen d’éviter au pays les incroyables misères et horreurs de la guerre.

Le nouveau gouvernement ouvrier et paysan proposera immédiatement à tous les pays belligérants de conclure une paix juste et démocratique.

Il supprimera immédiatement la grande propriété foncière et donnera la terre aux paysans. Il instituera le contrôle ouvrier de la production et de la distribution des produits manufacturés et instaurera le contrôle public des banques qui seront transformées en un établissement d’État unique.

Le Soviet des Députés ouvriers et soldats de Petrograd appelle les travailleurs et les paysans de Russie à soutenir de toute leur énergie et de tout leur dévouement la révolution ouvrière et paysanne. Le Soviet exprime la conviction que les ouvriers des villes, alliés aux paysans pauvres, feront preuve d’une discipline volontaire inflexible et assureront le plus rigoureux ordre révolutionnaire, indispensable à la victoire du socialisme.

Le Soviet est persuadé que le prolétariat des pays de l’Europe occidentale nous aidera à mener la cause du socialisme à une victoire réelle et durable.

— p. 113

À peine était-il descendu qu’un jeune soldat au visage maigre, aux yeux fulgurants, bondit sur la tribune et leva le bras d’un geste dramatique. — Camarades ! cria-t-il, et le silence se fit. Ma familia (nom de famille) est Peterson, je parle au nom du 2e Tirailleurs letton. Vous venez d’entendre les déclarations de deux représentants des comités d’armée ; ces déclarations auraient une certaine valeur si leurs auteurs représentaient l’armée… — Tempête d’applaudissements. — Mais ils ne représentent pas les soldats ! — Le poing brandi : — La XIIe Armée insiste depuis longtemps pour la réélection du grand Soviet et du Comité d’armée, mais, tout comme votre Tsik, notre Comité a refusé jusqu’à fin septembre de réunir les représentants des simples soldats, il l’a fait pour permettre aux réactionnaires d’élire leurs propres soldats pseudo-délégués à ce Congrés. Je vous dis à présent, et les soldats lettons l’ont dit à plusieurs reprises : plus de résolutions ! plus de bavardages ! nous voulons des actes : le pouvoir doit passer entre nos mains ! Ces délégués imposteurs n’ont qu’à quitter le Congrès ! L’armée n’est pas avec eux !

La salle tremblait sous les acclamations. À l’ouverture de la séance, les délégués, abasourdis par le rythme des événements, surpris par le son du canon, avaient hésité. Une heure durant, les orateurs les avaient martelés du haut de cette tribune, les soudant ensemble mais les écrasant en même temps. Seraient-ils seuls ? La Russie serait-elle en train de se soulever contre eux ? Était-il vrai que l’armée marchait sur Petrograd ? Puis, ce jeune soldat au regard pur avait parlé et, en un éclair, ils reconnurent la vérité. C’était là la voix des soldats, les millions effervescents de travailleurs et paysans en uniforme étaient des hommes comme eux, qui pensaient et qui sentaient comme eux.

— pp. 119-120

Il était exactement huit heures quarante lorsqu’une tempête d’acclamations accueillit l’entrée du présidium dont faisait partie Lénine, le grand Lénine. Petit, trapu, avec une grande tête massive et chauve enfoncée dans les épaules. De petits yeux, un nez camus, la bouche large, généreuse, le menton lourd ; il était entièrement rasé, mais commençait déjà à se hérisser de la barbe qui avait été si caractéristique de lui dans le passé et allait l’être de nouveau dans l’avenir. Son costume était râpé, son pantalon beaucoup trop long. Peu impressionnant pour une idole des foules, aimé et vénéré comme peu de chefs l’ont été au cours de l’histoire. Un singulier chef populaire, chef par la seule puissance de l’esprit, sans éclat, sans humour, intransigeant, distant, sans aucune particularité pittoresque, mais possédant le pouvoir d’expliquer des idées profondes en termes simples, d’analyser une situation concrète, et doué, en même temps que de sagacité, de la plus grande audace intellectuelle.

— p. 151

— La guerre civile n’est pas encore terminée. L’ennemi est encore en face de nous. Il est donc impossible d’abolir les mesures de répression contre la presse. Nous, bolchéviks, avons toujours dit qu’en arrivant au pouvoir, nous allions interdire la presse bourgeoise. Tolérer les journaux bourgeois signifie cesser d’être socialiste. Lorsqu’on fait la révolution, on ne peut piétiner sur place, on doit toujours aller de l’avant, ou reculer. Quiconque parle aujourd’hui de « la liberté de la presse » recule et retarde notre course impétueuse vers le socialisme. Nous avons rejeté le joug du capitalisme tout comme la première révolution avait rejeté le joug du tsarisme. Si la première révolution avait le droit de supprimer la journaux monarchistes, nous avons celui de supprimer la presse bourgeoise. Il est impossible de séparer le problème de la liberté de la presse des autres problèmes de la lutte de classe. Nous avons promis d’interdire ces journaux et nous allons le faire. L’immense majorité du peuple est avec nous ! À présent que l’insurrection est terminée, nous n’éprouvons pas le moindre désir de supprimer les journaux des autres partis socialistes, sauf dans la mesure où ils prêchent l’insurrection armée ou l’insoumission au gouvernement soviétique. Toutefois, nous ne leur permettrons pas, sous prétexte de la liberté de la presse socialiste, d’obtenir, grâce au soutien secret de la bourgeoisie, le monopole des presses, des encres et du papier. Ces articles de première nécessité doivent devenir la propriété du gouvernement soviétique et être répartis avant tout entre les groupes socialistes, strictement en rapport avec le nombre de leurs électeurs…

— Trotsky, pp. 288-289
Notes