Le Bois qui pleure, de Vicki Baum.

Publié en . Extraits de l’édition Intercontinental du livre (Paris, 1956).

Grand-père, je connais la botanique économique aussi bien que le premier venu, mais de toute cette affaire se dégage un tel goût de lucre ! Je ne sais pas très bien comment exprimer mon sentiment, il me semble que les orchidées sont devenues des plantes inutiles, malgré la joie et le plaisir que nous retirons de leur beauté ; tandis que le caoutchouc est laid mais utile, et de ce fait se trouve avantagé. Mais je doute qu’il soit agréable de vivre dans un monde où toute belle chose serait chassée pour laisser la place à l’utile.

— p. 151

Le type qui est arrivé ce soir avec sa marchandise semble assez malin pour rouler n’importe quel gouvernement. Je dois avouer qu’à première vue j’ai détesté cet individu, et c’est bien la première fois que je prends quelqu’un ou quelque chose en haine. Cela m’a donné un léger mal de cœur, comme si j’avais absorbé des aliments de mauvaise qualité. Non que Wickham soit d’un physique repoussant (il s’appelle Henry Wickham), il est au contraire bien bâti, avec des cheveux blonds, des yeux profondément enfoncés qui semblent un peu trop vifs, un nez parfaitement droit et un long menton volontaire bien anglais. Je ne sais pourquoi, mais je m’attendais à voir ces graines amenées par quelque étranger aussi graisseux que son cargo, et cette fausse prévision m’a fait paraître cette affaire plus répugnante encore.

— pp. 151-152

On a beaucoup bavardé et discuté à propos du travail accéléré, mais je me demande si les gens qui ne travaillent pas dans les fabriques de caoutchouc ou d’automobiles peuvent comprendre ce que ça peut faire à un gars. Quand Jim et moi sommes arrivés à Akron en 1919, deux hommes étaient attelés à la même tâche, et il fallait confectionner quinze pneus en huit heures pour être quitte. Le tarif était d’un dollar vingt-cinq, et les anciens gueulaient comme des possédés contre le travail accéléré. À les entendre, il semblait qu’un homme, autrefois, était considéré comme un bon ouvrier s’il confectionnait ses quatre pneus en huit heures. Mais ça, c’était avant l’arrivée de Sherlock Holmes. C’est le nom que nous avions donné au type avec le chronographe. Difficile de le voir, mais lui nous voyait fort bien. Il observait chacun de nos mouvements, inscrivait leur durée et calculait la vitesse à laquelle le même travail pouvait être exécuté, et l’économie de temps que pourrait faire la compagnie. C’était pendant toutes ces années, régulièrement, la même comédie. La compagnie affichait sur le tableau des nouvelles charmantes et le contremaître prononçait un aimable discours. À peu près ceci : La compagnie a fait de beaux bénéfices l’année dernière, et elle veut en faire profiter ses meilleurs travailleurs. Aussi, elle accordera une prime de tant de cents à l’équipe d’ouvriers qui construiront le plus de pneus, mettons en deux semaines. Évidemment, nous nous jetions sur l’ouvrage comme des fous afin d’obtenir le plus haut barême, et, quand les deux semaines étaient écoulées, nous avions tous confectionné plus de pneus que les semaines précédentes, et il n’y avait pas d’équipe qui fût très en avance sur les autres. Mais nous avions montré à la compagnie que nous pouvions travailler plus vite, et c’est tout ce qu’ils voulaient savoir. Pendant ce temps, la compagnie avait introduit parmi nous des meneurs qui gâchaient le travail et allaient à des allures endiablées, que nous autres ne pouvions suivre, en sorte que nous avions travaillé comme des brutes sans gagner un cent de plus. Une semaine plus tard, de nouveaux tarifs étaient affichés, et la nouvelle allure était tout juste suffisante pour nous permettre d’atteindre le tarif de base. Si l’on voulait s’en sortir et avoir la paie entière, il fallait travailler encore plus vite ; si l’on tombait au-dessous de la vitesse limite, on risquait d’être brûlé ; quant au tarif de base, il ne permettait pas d’entretenir une famille. C’était une vis sans fin, et que l’on serrait de plus en plus. La compagnie avait de jolis noms pour désigner ces méthodes : Étude de temps, Expertise de rendement, Système Bedaux, Organisation scientifique, Taylorisme. Oui, mais pour nous autres, ceci n’était qu’un enfer broyeur d’os et suceur de sang.

— pp. 264-265

C’est vrai, la plupart des gars dans les ateliers ne savaient pas ce que c’était que l’organisation du travail ou les syndicats ; évidemment, ils en parlaient de temps à autre, mais ils n’avaient aucune idée de quoi il retournait. Tous connaissaient la question des pneus, beaucoup le jeu de baseball et quelques-uns l’agriculture. Les ouvriers d’Akron jurent tant et plus, vont à l’église et bavardent énormément. Ils mâchonnent des chiques parce qu’il est défendu de fumer dans les usines et que la poussière du talc vous dessèche la gorge. Ce sont des campagnards et ils n’apprennent pas à vivre comme des citadins. Ils veulent avoir des tas d’enfants, un lopin de terre, une maison à eux, une voiture pour se rendre au travail et mener les enfants à l’église, le dimanche, et une terrasse pour s’asseoir après l’usine, et laisser leurs mains reposer sur leurs genoux. Voilà tout ce qu’ils veulent et tout ce qu’ils connaissent. Si la compagnie peut le leur donner, ils seront tous pour la compagnie ; si la compagnie les laisse tomber et que le syndicat peut le leur faire obtenir, ils seront tous pour le syndicat. Je veux dire que cela n’a rien à voir avec la politique ; ça touche à la racine même de la vie humaine.

— pp. 280-281

Je travaillais dans l’équipe de nuit quand cette grève se déclencha, et je suis content de n’avoir pas manqué cet instant. C’est une de ces choses qu’un type n’oublie pas, même s’il doit vivre cent ans. La consigne avait été donnée de cesser le travail à deux heures du matin précises, et depuis minuit, nous étions tendus et brûlants comme des courroies de transmission. Il y a quelque chose d’étrange dans un atelier qui marche à plein rendement. Quand on regarde le couloir et qu’on est très fatigué, on éprouve une sensation de légèreté dans sa tête, et, quelquefois, on distingue les choses trop clairement, comme dans un rêve. Alors, ce qui vous frappe, c’est que les machines sont vivantes et que les hommes qui travaillent dessus sont morts. Les machines font du bruit, et elles brillent et elles bougent et elles crient et elles dansent et elles ont des caprices et des humeurs et elles sont vivantes. Mais les ouvriers sont calmes et il ne reste pas la moindre étincelle en eux, et ils ne font pas un mouvement qui soit humain ; quand tout geste inutile leur a été enlevé, les ouvriers remuent comme des automates sans vie. Parfois cela me faisait peur de regarder le couloir, et de voir tous ces hommes morts travailler sur des machines vivantes. Mais cette nuit, un phénomène se produisit qui transforma toutes choses autour de nous. À deux heures sonnantes, chaque travailleur du cinquième étage du bâtiment arrêta son tambour et recula d’un pas, et, Mike Kern, le sourd-muet, traversa la salle, se dirigea vers le mur, tira le levier, et les courroies de transmission s’arrêtèrent et tout devint silencieux. Les courroies avaient marché et marché pendant des années, et le bruit dans l’atelier avait continué de jour et de nuit, de nuit et de jour, et voici qu’un sourd-muet venait de tout arrêter. Mike Kern avait l’air terriblement petit à l’autre bout de l’atelier, mais le silence était plus bruyant que le tonnerre, et dès l’instant où les machines eurent cessé de vivre, tous les hommes morts ressuscitèrent.

— pp. 290-291

George Tyler avait pris de l’embonpoint, juste assez pour paraître un homme important, dont les affaires réussissent. Un coiffeur venait chaque matin lui tailler la moustache. Ses complets étaient confectionnés à Chicago et il avait abandonné le pantalon étroit de sa jeunesse pour une coupe plus ample, les vêtements plus larges et généreux qu’arborait la classe à laquelle il appartenait désormais, classe d’industriels riches et entreprenants. Sa voiture Reo dernier modèle, capable d’atteindre la vitesse de dix-huit mille à l’heure, était sa grande fierté. Lorsqu’il entra dans sa maison neuve de West Market Street, le hall était rempli d’une bonne odeur de poulet rôti. Le monde n’aurait pu être meilleur s’il l’avait conçu pour son usage personnel.

— p. 304

— Il y a eu des émeutes à cause de la famine quand on a supprimé le « service de secours aux familles », affirmait Maxwell ; je ne sais combien de milliers de familles d’ouvriers vivent pratiquement de rien. Ils sont désespérés, aussi ne soyez pas surpris si un jour vous devez faire face à une révolution.

— Mais ne crois-tu pas que cela me brise le cœur quand nous sommes obligés de débaucher, hurlait G.T., et il disait vrai. Ces hommes, ils sont mes amis. Je les connais tous par leur nom. Toute ma vie, je n’ai pas gagné un dollar que je n’en aie donné le quart à mes ouvriers. Je donnerais ma main droite pour les aider. Mais il existe des lois économiques, et nous devons tous nous y soumettre. Nous nous torturons la cervelle pour donner à chaque homme la possibilité de travailler et de gagner sa vie. Ceux qui parlent de révolution sont des bons à rien et des tire-au-flanc ; ils sont l’écume de la terre. Les braves gens comprennent que nous sommes dans une mauvaise passe et nous aident à la surmonter. Ils doivent porter leur part de la crise, comme nous portons la nôtre.

À cela, Maxwell ne donna aucune réponse, il se contenta de jeter un regard sur les tapisseries luxueuses et les objets d’art de la maison Tyler et, par la fenêtre, au delà des magnifiques gazons verts, à la brillante Duesenberg, stationnée devant le portail.

Tant que nous continuons à faire marcher les usines, nous procurons du travail à 12.000 hommes, dit G.T. avec chaleur, pour se défendre contre cette accusation tacite. Mon fils, tout est calculé jusqu’à une fraction de fraction de centime et, cependant, nous sommes en déficit tous les ans. Si nous fermions l’usine, je t’assure que nous serions dans de meilleurs draps que nous ne le sommes à présent. Mais demande à tes amis rouges s’ils aimeraient que l’on ferme les portes, nous, Goodyear, Goodrich, U.S. Rubber, Firestone, toutes les satanés usines de caoutchouc du pays. Demande-leur simplement comment ils vivaient avant d’arriver à Akron. Tu ne le sais pas, mais moi, je le sais. Nous les avons gâtés, c’est tout. Pourquoi n’ont-ils pas épargné leu argent, quand nous étions en pleine prospérité ? Demande-leur cela. Mais, dès qu’ils gagnent beaucoup d’argent, ils mènent la vie : chemises de soie, boisson, jeu, tout ce qui leur est néfaste. Ce sont des paresseux, tes ouvriers, voilà tout. La journée des six heures ! Ce n’est pas ce que Dieu demande ? À la sueur de ton front, voilà le commandement de Dieu. Ce n’est pas la peine que tu regardes cette maison comme si elle était la puanteur même. Je l’ai gagnée et j’ai travaillé pour cela, et il n’y a jamais eu pour moi de journées de six heures.

— Vous savez pourquoi vous gueulez, dit Maxwell, presque gentiment. Parce que vous sentez le goût de votre décrépitude au fond de votre palais, vous et votre classe.

— pp. 330-331

Elle était là, rampant dans la nuit, respirant, s’agitant, sifflant et grondant comme un énorme animal : une des têtes de l’engloutissante I.G. Farben, une des innombrables fabriques dispersées dans toute l’Allemagne et dans le monde entier. L’usine d’aniline et de soude de Ludwigshafen, les usines de produits colorants de Leverkusen et celles de Hörchst, Agfa à Berlin, Griesheim-Elektron à Frankfurt, de produits chimiques à Uerdingen, Biebrich, Leuna, les usines de dynamite Nobel à Hambourg, de rayonne et d’explosifs en Westphalie ; et d’autres, et d’autres encore issues de la nouvelle guerre, filles de celles que le premier conflit mondial avait engendrées. Celle-ci, cet affreux et sombre pâté de manufactures obscurcies, en marche sans arrêt à travers les nuits noires, était une usine mère. C’était là le centre du cancer, le corps de la pieuvre, dont les tentacules s’étendaient jusqu’en Hollande, en Suisse et en France ; s’amalgamant aux industries chimiques d’Angleterre et des États-Unis, elle était devenue partie intégrante de la Standard Oil et de Winthrop, avait poussé de nouvelles racines dans tout l’hémisphère occidental, avait pénétré sournoisement dans tous les états d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, communiquant de son expérience et de sa puissance au Mitsui et au Mitsubishi du Japon. C’était là le sanctuaire de la nouvelle religion du Produit de Remplacement, le trône du royaume de l’Ersatz. C’était le nombril de l’Empire invisible que l’Allemagne avait construit, grâce au génie de ses savants, à la sueur de ses ouvriers, et aux plans et aux projets de ses financiers, de ses politiciens et de ses militaires, en un mot de sa classe dirigeante avide de pouvoir.

Le docteur Hernried jeta un dernier regard sur cet amas de bâtiments lourd et sombre. Comme chimiste, il aimait l’I.G. Farben et il en était fier. Mais l’homme en lui la détestait et la méprisait.

— pp. 384-385

Le colonel n’est pas là pour l’instant, dit à Alf Hoyt une des trois jeunes filles postées dans l’antichambre. Elle était si délicieuse, patiente, compréhensive et condescendante qu’il aurait aimé lui tordre le cou. À la longue, ces nuages pleins de douceur obstinée, de féminité charmante, polie et soignée, qui traversaient sa route, commençaient d’exercer sur lui une influence perverse. Elles avaient toutes l’air de belles infirmières angéliques, entourant leurs malades d’une mansuétude inépuisable et leur offrant toujours un bassin de lit au lieu du cigare et du verre à boire qu’ils souhaitent. Devant elles, vous perdiez contenance, l’homme que vous êtiez devenait un être asexué ne sachant plus très bien ce qu’il désire. À certains moments, le subconscient révolté de Alf Hoyt lui murmurait qu’un viol serait la seule manière de convaincre ces filles qu’il savait parfaitement ce qu’il voulait.

— p. 452

— Et moi, je vous dis que ce système est absurde ! rugissait Allen en marchant de long en large dans leur salon après le dîner, et il agitait ses bras comme des fléaux, ou se passait nerveusement les doigts dans ses cheveux blond cendré. Je vous dis qu’il est mortel et finira, à la longue, par étouffer toute initiative et tuer l’étincelle de génie qui est peut-être dans l’un de nous. Ce système est responsable de notre retard dans le domaine de la recherche. Il existait une chose appelée la Science, même si les grands pontes de l’industrie n’en ont jamais entendu parler, mais le commercialisme l’a tué. La Science est morte. Élevons un monument à l’idole de ce pays : le vendeur, le super-vendeur, le super-super-vendeur, et crachons au visage de ce personnage mal lavé qu’est l’homme de science, qui crée, qui rêve, qui, de son laboratoire, pourrait construire un monde heureux, un monde magnifique, si seulement on le lui laissait faire, si on lui donnait le temps et le droit de penser et de s’instruire en partant de ses propres échecs. Jésus-Christ, au début, était l’expérience, l’expérience était Dieu, et voilà qui était bien et qui était bon.

— p. 517

— Je vous en prie, ne prenez pas la guerre pour un sport et n’applaudissez pas les meilleurs palmarès. La guerre est une chose affreuse. Nous la connaissons pour y avoir été profondément mêlés, et nous sommes impatients de retourner au combat. Mais cela ne signifie pas que nous l’aimions pour autant. Nous n’aimons pas la guerre. Seulement, s’il y a une guerre, il faut se battre, et si l’on a commencé de se battre, il faut le faire jusqu’au bout ; il faut vaincre, sinon tout n’aurait aucun sens.

Cela pouvait paraître enfantin, mais Piet avait émis cette conclusion avec une grande sincérité, et il était visiblement satisfait d’avoir dit là quelque chose d’essentiel et d’important. Le public, un peu étonné, applaudit encore, quelques spectateurs sourirent et d’autres rirent doucement comme s’il venait de faire une plaisanterie ; Piet resta immobile un instant, l’air un peu perplexe, puis il salua gauchement, et retourna s’asseoir sur sa petite chaise.

— pp. 553-554

— Qui parle maintenant comme un impérialiste ? s’exclama Piet en riant. Il avait voulu plaisanter, mais Ken devint tout à coup très sérieux.

— Tu as raison, dit-il. Tu sais comment les Indiens baptisèrent le caoutchouc quand ils le découvrirent : LE BOIS QUI PLEURE. Depuis ce temps-là, il n’a pas cessé de pleurer et de faire pleurer ceux qui lui ont arraché des larmes. Chaque page de son histoire est une accusation, et cette histoire, un mot la résume tout entière : le Gain. On a vu dans le caoutchouc la possibilité d’un gain facile aux dépens d’autrui. Le caoutchouc engendre des crimes et aussi des guerres. Il y a en lui quelque chose d’aussi incontrôlable que le x de sa formule chimique. Mais tout va changer à l’avenir. L’exploitation féroce de la main-d’œuvre indigène disparaîtra, du moment que les coins les plus reculés de la jungle pourront être atteints en quelques heures. Cette révolution exigera beaucoup de temps, de patience, de travail, et de durs combats à livrer aux barons du caoutchouc, nous ne nous le cachons pas. Mais l’enjeu en vaut la peine. Pense aux années d’efforts, de luttes qu’il a fallu pour amener l’hévéa de cet hémisphère jusque dans l’Est. Il n’en faudra pas plus de la moitié pour le ramener sur son sol natal. Et si les gens de Washington parviennent à leurs fins, nous inaugurerons dans ces contrées le système de plantation par petites fermes individuelles que vous autres, Hollandais, avez introduit avec tant de succès dans vos colonies. Il y aura toujours une station centrale où chaque planteur pourra se procurer des graines, des plants, des greffons, des conseils, de l’aide, et où il pourra apporter ses produits et les vendre à bon prix. Les planteurs que nous avons invités se sont déclarés enchantés des nouvelles méthodes de fumage que nous leur avons inculquées et qui leur épargnent des journées entières de travail harassant dans une atmosphère irrespirable. Oui, tu verras, le Bois-Qui-Pleure ne pleurera plus, nous allons le faire chanter…

— pp. 578-579