Roses à crédit, d'Elsa Triolet.

C'était cette mauvaise heure crépusculaire, où, avant la nuit aveugle, on voit mal, on voit faux. Le camion arrêté dans une petite route, au fond d'un silence froid, cotonneux et humide, penchait du côté d'un fantôme de cabane. Le crépuscule salissait le ciel, le chemin défoncé et ses flaques d'eau, les vagues d'une palissade, et une haie de broussailles finement emmêlées comme des cheveux gris enroulés sur les dents d'un peigne. Derrière, un gros chien, broussailleux lui aussi, de race indécise, traînait sa chaîne avec un bruit solitaire. Son long poil était collé par la boue du terrain, une boue tenace, où l'on distinguait la pointe d'un sabot d'enfant, englué. Cette boue retenait aussi une roue de bicyclette sans pneu, un seau, un pot de chambre, d'autres choses, indistinctes… Au fond, la cabane, comme une grande caisse vieille et sale, un assemblage de planches à échardes, clouées ensemble. Il n'y avait pas de lumière dans la fenêtre aux vitres étrangement intactes dans cet univers brisé. Il aurait été grand temps d'allumer les feux arrière du camion que la nuit finissait d'effacer sur son tableau noir, mais le siège du camion était vide. La seule chose vivante ici était la fumée couleur de crépuscule qui s'échappait d'un tuyau piqué dans le toit de la cabane, en tôle mangée de rouille.

Les six gosses apparurent au tournant, venant de la nationale. Ils parlaient à voix basse : Il est encore là… — Qu'est-ce que c'est que ce mec ?… — Il est long alors, celui-là… — Qu'est-ce qu'on fait ? On ne va pas s'appuyer tout le chemin du retour… — Ta gueule ! — Moi, je m'en vais… Une petite silouhette se détacha, rebroussa chemin. Les cinq autres continuèrent, traversèrent la haie… Tout de suite derrière, il y avait une sorte d'appentis, où étaient entassés bûches et fagots et l'on pouvait s'y cacher de façon à ne pas être vu de la maison. Le chien essaya de japper, reçut une tape, et se contenta de distribuer des coups de langue, dans un cliquetis de chaîne sur des pierres invisibles. Sans souffler mot, les gosses s'installèrent sur une poutre, comme des oiseaux sur un fil téléphonique.

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Quant à Martine, guerre ou pas, Occupation ou pas, et d'aussi loin qu'elle pouvait se souvenir des jours de sa vie, elle y trouvait l'attente de Daniel. C'était ainsi depuis toujours. Sans la pensée constante de Daniel, le corps de Martine se serait affaissé comme un ballon troué, dégonflé, ridé, sans couleur… Donc, cela devait être pour toujours. Martine vivait avec l'image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu'elle voyait Daniel apparaître en chair et en os, le choc était si fort qu'elle avait du mal à garder l'équilibre. Martine sur ses chaises, dans le noir, pensait à Daniel Donelle.

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La baraque en vieilles planches ne devint jamais une jolie maison, il n'y eut ni fleurs, ni jet d'eau, ni gravier… En marge du village, derrière le rideau d'arbres, dans une cabane sans eau ni lumière, avec les rats qui passaient sur le visage des dormeurs, Marie était heureuse dans les bras des hommes, et faisait des enfants, comme une chatte.

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Dire la délectation avec laquelle Martine trempait dans l'eau chaude, opaline de sels odorants… Elle était heureuse à en avoir des frissons dans ses bras, ses épaules, le dos… Elle savonnait une jambe, puis l'autre… minces, longues, lisses… Sa peau était dorée, sans fadeur, avec du sang là-dessous, riche. Elle était déjà à cet âge exquis où le corps de la femme est déjà entièrement ébauché, et on a envie de crier à son créateur : Surtout n'y touchez plus, vous risqueriez de tout gâcher ! Mais le créateur continue, et, en règle générale, abîme l'ébauche, gâche tout : il en met trop d'un côté et pas assez de l'autre, il s'arrange pour déformer la carcasse elle-même et elle perd la courbe qui en faisait le charme, la tête trop grosse, ou le cou trop court, les genoux cagneux, les épaules aux oreilles… Sans parler de toutes les parties molles où le désastre est parfois total. À quatorze ans, Martine était à l'âge de la perfection et du charme, ronde partout où il fallait qu'elle le fût, le torse portant la rondeur des petits seins, les bras encore minces et déjà ronds, le cou fort et rond, et j'en oublie… tandis que la nuque continuait tout droit la colonne vertébrale si bien que Martine semblait ne pas savoir baisser la tête et, le menton relevé, la tête immobile, faisait penser aux femmes qui savent porter sur la tête un récipient plein jusqu'aux bords d'un liquide. Elle marchait les épaules rejetées en arrière, la tête haute, lançant ses longues jambes qui faisaient valser ses jupes. Si cette ébauche une fois terminée tenait ce qu'elle promettait, Martine serait une femme d'une grande beauté.

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