Underground, de Haruki Murakami.

. Préface de l’édition 10/18,

Un après-midi, alors que je feuilletais un magazine, je suis tombé sur la page du courrier des lecteurs. Je ne me souviens pas du tout pourquoi, mais je l’ai lue. Je suppose que j’avais du temps à perdre. Il est rare que je choisisse Ladies’ Home Journal, ou un autre magazine féminin, et plus rare encore que je m’intéresse aux lettres des lectrices.

Un des messages a pourtant retenu mon attention. Il provenait d’une femme dont le mari avait perdu son emploi à la suite de l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo. Comme chaque jour, il avait pris le métro pour aller au travail, et il avait eu la malchance de se trouver dans une des rames où le gaz avait été répandu. On l’avait transporté, évanoui, à l’hôpital. Même après plusieurs jours de convalescence, il souffrait encore de séquelles et avait été incapable de se réadapter à la routine quotidienne du bureau. Au début, on l’avait toléré, mais au fil du temps son patron et ses collègues avaient commencé à faire des remarques. Ne pouvant supporter davantage cette atmosphère glaciale, sentant qu’on souhaitait le voir partir, il avait donné sa démission.

Je n’ai pas retrouvé ce magazine, si bien que je suis dans l’impossibilité de citer précisément la lettre, mais c’était ce qu’elle disait, en gros. Dans mon souvenir, il n’y avait rien de particulièrement plaintif dans le style, pas de colère non plus. C’était une récrimination à peine audible, chuchotée, Comment est-ce que ça a bien pu nous arriver… ? se demandait la femme, incapable d’accepter ce qui, d’un seul coup, avait foudroyé sa famille.

Cette lettre m’a causé un choc. Certaines personnes souffraient encore de graves séquelles psychologiques. J’étais désolé, sincèrement, même si je savais que pour ce couple mon empathie n’avait aucune valeur. Pourtant, que pouvais-je faire, à part ressentir un élan de compassion ?

Comme la plupart des lecteurs, j’en suis certain, j’ai simplement soupiré et tourné la page.

Peu de temps après, néanmoins, j’ai repensé à cette lettre. Ce Comment est-ce que ça a bien pu nous arriver… ? m’est revenu brutalement à l’esprit, tel un énorme point d’interrogation. Comme si ça ne suffisait pas d’être victime d’une violence purement arbitraire, cet homme avait souffert d’une « victimisation secondaire » (la violence quotidienne au sein de l’entreprise, insidieuse et pénétrante). Pourquoi ne faisait-on rien ? C’est sans doute pour cela que j’ai décidé de bâtir une nouvelle version de ce qui s’était passé, d’élaborer une version différente.

Pour une raison quelconque, ses collègues avaient stigmatisé ce jeune employé — Eh ! C’est le type de cette attaque bizarre —, sans qu’il ne se retrouve jamais dans cette image de lui-même. Il n’avait probablement pas conscience de leur attitude de rejet, de cette distinction qu’ils faisaient entre « eux » et « nous ». Il se considérait comme un Japonais pur jus, à l’instar de tous les autres. Les apparences sont parfois trompeuses.

J’étais curieux d’en apprendre davantage sur la femme qui avait décidé de parler à son mari. Personnellement, je voulais comprendre en profondeur comment la société japonaise pouvait infliger cette « double peine » à certains de ses concitoyens.

J’ai donc entrepris d’interroger les survivants de l’attaque.


J’ai mené ces entretiens pendant presque un an, de début janvier à fin décembre 1996. La plupart des séances me prenaient entre une et deux heures, mais il arrivait qu’elles durent jusqu’à quatre heures. J’ai tout enregistré.

Les bandes ont ensuite été transcrites, ce qui a naturellement engendré un énorme volume de texte, les personnes digressant le plus souvent en tout sens et perdant le fil avant d’être recentrées — comme dans des conversations classiques. Les propos ont été élagués, triés, reformulés s’il fallait les rendre plus lisibles, et travaillés pour s’insérer dans un manuscrit qui soit maniable. De temps à autre, quand il me semblait qu’il manquait quelque chose dans la transcription, j’ai dû revenir à l’enregistrement et le réécouter.

Une seule personne a refusé d’être enregistrée. J’avais pourtant bien signalé au téléphone que j’enregistrais les entretiens, mais quand j’ai sorti le magnétophone de mon sac, la personne a prétendu qu’on ne l’avait pas prévenue. J’ai passé les deux heures suivantes à tout noter à la main — noms, descriptions… —, puis quelques heures de plus à rédiger l’entretien. (En fait, j’ai été assez impressionné que ma mémoire, ô combien humaine, m’ait permis de restituer toute une conversation à partir de ces notes — un exploit, sans doute banal pour les journalistes professionnels, mais inattendu pour moi.) Des efforts bien inutiles cependant, car je n’ai pas obtenu l’autorisation d’inclure cet entretien dans ce livre.

Deux assistants, Setsuo Oshikawa et Hidemi Takahashi, m’ont aidé à rechercher les éventuels témoins. Nous avons utilisé deux méthodes : répertorier toutes les sources médiatiques parlant des « victimes de l’attaque » et compter sur le bouche-à-oreille. Il y avait peut-être dans notre entourage des gens qui connaissaient des victimes ? Très franchement, cela s’avéra plus difficile que prévu. Pourtant, ce fameux matin, les rames du métro de Tokyo étaient bondées, et je m’étais imaginé qu’il serait facile de collecter des déclarations. Certes, les témoignages individuels n’étaient pas interdits pendant le procès, sauf en ce qui concernait le tribunal ou les enquêtes de police ; mais les autorités avaient le devoir de protéger la vie privée des gens, et il en allait de même pour les hôpitaux. Nous ne pouvions donc utiliser que les listes de personnes hospitalisées diffusées dans les journaux le jour de l’attaque. Juste des noms. Aucune adresse, aucun numéro de téléphone.

Nous avons établi une liste de sept cents noms, parmi lesquels seuls vingt pour cent furent identifiables. Comment retrouver un « Ichiro Nakamura » — l’équivalent japonais de « Jean Dupont » ? Puis, quand nous avons enfin réussi à prendre contact avec les quelque cent quarante personnes identifiées, elles ont en général refusé d’être interviewées. Je préfère oublier toute cette histoire, nous répondait-on souvent, ou bien : Je ne veux rien avoir à faire avec Aum, ou encore : Je ne fais pas confiance aux médias. Je ne saurais vous dire combien de gens ont tout simplement raccroché dès que nous mentionnions une éventuelle publication. En conséquence, nous n’avons pu interviewer que quarante pour cent des cent quarante personnes répertoriées.

Après l’arrestation des principaux membres de la secte Aum, les gens ont eu moins peur des représailles, mais ils ont continué à refuser — Mes symptômes ne sont pas vraiment graves, ça ne vaut pas la peine de faire une déclaration —, ou bien, dans plus d’un cas, les survivants eux-mêmes étaient désireux de parler, mais leur famille s’y opposait — Ne nous impliquez pas tous ! Les témoignages de fonctionnaires et d’employés d’institutions financières furent tout aussi délicats à obtenir.

Pour des raisons pratiques, il y a également peu d’interviews de femmes, car il fut plus difficile de les retrouver grâce à leur seul nom. Les jeunes filles célibataires au Japon — et ce n’est que pure conjecture de ma part —, n’apprécient pas que des étrangers leur posent trop de questions. Quoi qu’il en soit, certaines ont accepté en dépit de l’opposition de la famille.

Ainsi, sur des milliers de victimes, une soixantaine se montra prête à répondre, et cela nous prit un temps fou et beaucoup de dévouement.

Le protocole choisi pour mener ces entretiens nous imposait d’envoyer aux personnes interrogées la transcription de leurs déclarations afin qu’elles en vérifient la conformité. Je joignais systématiquement aux feuillets une note demandant qu’elles me fassent savoir s’il y avait quoi que ce soit qu’elles ne voulaient pas voir imprimé et si le contenu devait être modifié ou abrégé. Presque toutes ont voulu des changements ou des coupes, et j’ai respecté leurs souhaits. Souvent, les détails biffés éclairaient des éléments de la vie de ces personnes, ce qui fut un véritable crève-cœur pour l’écrivain que je suis. Il m’est arrivé de répondre par une contre-proposition. Certains entretiens ont fait jusqu’à cinq allers-retours. Mon souci principal était d’éviter que ces témoignages ne soient exploités à mauvais escient par les médias. Je ne supportais pas l’idée que les personnes qui avaient accepté de répondre à mes questions soient mécontentes, qu’elles se disent : Ça ne devait pas se passer comme ça, ou : Vous avez trahi ma confiance. Ça a donc pris du temps.

Après une orchestration aussi délicate et laborieuse, nous avons obtenu soixante-deux interviews. Comme je l’ai dit, il y eut pourtant deux désistements de dernière minute, tous deux portant sur des témoignages très pénétrants et très révélateurs. En retirant aussi tard ces textes, j’ai eu l’impression qu’on coupait des morceaux de ma chair, mais un non est un non, et nous avions déclaré de manière très claire et dès le départ que nous respecterions la volonté de nos interlocuteurs.

Pour dire les choses autrement, chaque remarque, dans ce livre, est une contribution absolument libre et volontaire. Preuve ultime — et je suis très heureux et reconnaissant de pouvoir l’affirmer —, presque tout le monde a accepté d’utiliser son véritable nom, ce qui ajoute un impact infiniment plus fort aux paroles : leurs mots, leur colère, leurs accusations, leurs souffrances… (Et je dis cela sans critiquer ceux qui ont choisi un pseudonyme, quelle qu’en soit la raison.)

Au début de chaque entretien, je demandais à la personne de me parler un peu de son passé — lieu de naissance, scolarité, famille, emploi (surtout l’emploi). Je voulais que chacun ait un « visage », que chacun soit au centre de son propos. Je ne voulais pas d’une collection de voix désincarnées. Peut-être est-ce là un des travers du métier de romancier, mais je m’intéresse moins à l’« histoire », pourrait-on dire, qu’à l’humanité concrète et irréductible de chaque individu. Il est donc possible que dans ces entretiens j’aie accordé une place disproportionnée à des détails apparemment sans lien avec ce qui nous occupe, mais je souhaitais que les lecteurs saisissent bien le « personnage » qui parlait. Une grande part de cette dimension n’a bien sûr pas survécu à la réécriture.

Les médias japonais nous ont bombardés d’informations et de portraits de membres de la secte Aum — les « attaquants » —, ils ont conçu un récit si lisse, si séduisant que le citoyen moyen — la « victime » — était devenu presque accessoire. Simple « passant » de ce drame, il était relégué au second plan, au rôle de figurant. Le récit d’une victime anonyme est mineur pour les médias en quête de sensations et d’émotion, si bien que les rares témoignages publiés n’étaient qu’un assemblage clinquant de formules vides. Sans doute nos médias désiraient-ils créer une image collective du « Japonais innocent et souffrant », ce qui est beaucoup plus facile quand on ne doit pas composer avec des visages réels. De plus, la dichotomie classique du « méchant » identifiable et du « bon peuple », mais sans visage, procure une bien meilleure histoire.

C’est pourquoi j’ai voulu, autant que possible, me garder de toute généralisation, reconnaître que chaque personne dans le métro ce matin-là avait un visage, une vie, une famille, des espoirs et des craintes, des contradictions et des dilemmes, et que tous ces facteurs avaient leur place dans ce drame.

J’avais appris à connaître mon interlocuteur, je pouvais à présent me concentrer sur les évènements : Comment avez-vous vécu cette journée ?, Qu’avez-vous vu ?, De quoi avez-vous fait l’expérience ?, Qu’avez-vous éprouvé ? et, si ça me semblait appoprié : Quelles souffrances vous a causées cette attaque ? ainsi que : Ces problèmes persistent-ils ?

Le degré des blessures infligées par les attaques au gaz variait considérablement d’une personne à l’autre. Certaines s’en étaient sorties sans trop de mal ; les moins chanceuses étaient mortes ou étaient encore soignées pour de graves problèmes de santé. Beaucoup n’avaient pas été blessés sur le coup, mais souffraient d’un syndrome de stress post-traumatique.

J’ai interrogé des gens qui n’avaient presque pas été affectés par le sarin. S’ils s’en étaient sortis avec peu de séquelles et avaient pu reprendre leur vie quotidienne assez vite, eux aussi avaient une histoire à raconter. Leurs peurs, ce qu’ils en avaient appris. C’est pourquoi je n’ai pas effectué le moindre « tri » éditorial.

On ne peut pas ignorer quelqu’un simplement parce qu’il ne montre que des « symptômes mineurs », car, pour chaque personne impliquée dans cette attaque, le 20 mars fut une journée lourde, éprouvante.

De surcroît, j’avais dans l’idée qu’il fallait montrer le véritable visage des survivants, qu’ils aient été gravement traumatisés ou non, afin de mieux saisir l’ampleur de l’évènement. Je vous laisse, lecteur, tendre l’oreille et juger. Non ! Avant cela, je vous propose d’imaginer…


Nous sommes le lundi 20 mars 1995, au matin d’une superbe journée de printemps. L’air cristallin est encore agité par une petite brise, et les gens serrent le col de leur manteau autour de leur cou. Hier, c’était dimanche ; demain, ce sera l’équinoxe de printemps, une fête nationale. Vous qui ne faites pas le pont pour vous octroyer un long week-end, vous pensez sans doute : J’aimerais bien ne pas devoir aller travailler aujourd’hui. Pas de chance. Vous vous levez à l’heure habituelle, vous vous lavez, vous vous habillez, vous prenez votre petit déjeuner et vous descendez dans le métro. Vous réussissez à vous glisser dans une rame surpeuplée, comme d’ordinaire. Ça promet d’être un jour parfaitement semblable aux autres. Jusqu’à ce qu’un homme, un masque blanc protégeant le bas de son visage, frappe le plancher de votre wagon du bout effilé de son parapluie pour percer des poches en plastique remplies d’un étrange liquide…