Mathilde s’était installée à une table contre le mur près de son bureau, le menton dans la main, frappée par le soleil, rêveuse devant une pile de livres elle regardait le ciel et la campagne au loin que la lumière rendait étonnamment précise, on était capable de discerner la plupart des villages et même les fermes isolées, différencier les carrés cultivés des autres prés à vaches qui commençaient sitôt la ville finie. Mathilde se découpait au centre de cette toile, elle et tous ses livres, ses cheveux couverts de lumière et sa bouche resplendissante qui mangeait tout le soleil. De ses deux mains elle passa doucement ses cheveux derrière ses oreilles, incroyable l’effet que ça me faisait. J’avais encore son odeur dans mes muscles et si Mathilde se sentait si légère c’est que je m’étais alourdi d’elle. Je restai debout dans l’encadrement de la porte à l’observer, longtemps. Elle se remit au travail. Ouvrit le premier livre sur le dessus de la pile, le feuilleta, mit du soin à vérifier l’état de son dos ainsi que l’état des coutures intérieures, puis, doucement, elle le reposa. Sans faire le moindre bruit. Ça avait pas l’air tuant comme boulot, bibliothécaire. Je comptai cinq personnes en train de lire dans la grande salle claire et dispersées comme des îlots. En formation de lecture, en quelque sorte, un commando, avec dehors contr les vitres tout écrasés les bruits du monde ; comme à l’assaut. Et le silence de la bibliothéque m’apparut imprenable. C’était l’endroit le plus peinard de toute la ville, franchement ! Plus tranquille encore que les longs bords de l’eau ou les jardins du château, un endroit où personne n’avait l’air d’avoir quelque chose de plus sérieux à faire. Un abri, bien solide et visible, parfaitement officiel, sis dans les locaux mêmes de la mairie ! Il suffisait de venir là pour qu’on vous autorisât à vous asseoir pour lire. Le luxe ! Personne ne vous disait : il a pas de chez lui ? il a pas de travail le monsieur ? il a pas de chaise dans sa maison ? il a pas de livres à lui ? il a pas d’amis ? il a pas de sous pour aller au cinéma ? il a pas mieux à faire ? il a pas de fiancée ? J’allai m’asseoir à côté de Mathilde, silencieux moi aussi, comme un chat… Mathilde me regarda… je revenais de la lune… son menton se mit à trembler, je vis son cœur batter fort dans son corsage et moi je ne pensais qu’à ça… On resta un long moment sans savoir quoi dire. Je pris un livre dans mes mains, je tremblais un peu, c’était un bouquin sur Pompéi, quelle tragédie ! un vieil ouvrage plein de petits bouts d’adhésif… coulées de lave minuscules… à l’échelle… il a fait la guerre celui-là ! dis-je… Mathilde me regardait fixement toujours comme si j’étais un gars de la lune ; Pompéi, dis-je, ils ont été surpris dans le sommeil, c’est ça ? ils ont tous été recuits comme des statues, c’est pas ça ? même les chiens, c’est ça ? on a retrouvé des gens qui mangeaient la soupe à table, c’est ça ? Rien de malin ne me venait… j’avais chaud au ventre… enfin Mathilde se pencha sur ma joue, je respirais dans ses cheveux ; regarde, dit-elle, regarde là-bas, et elle me fit remarquer une jeune fille au fond de la salle, la jeune fille lisait un gros bouquin — de ceux qu’on a pas le droit d’emporter à la maison — devant un gobelet de thé tiré à la machine. La vapeur qui montait faisait trembler l’air devant ses yeux comme un mirage.
— Regarde l’inclinaison de sa nuque, me dit Mathilde à l’oreille, tout bas, ses lèvres touchaient ma peau, je sentais la pointe de sa langue, elle continua doucement et moi je lui caressais sa joue et son cou, regarde sa main gauche posée à plat sur la marge du livre ouvert, regarde bien son autre main tourner une mêche de ses cheveux, ses jambes sont croisées, la pointe de son pied droit bat lentement et régulièrement la mesure, métronome de sa lecture, as-tu remarqué ?… ses lèvres mouillaient ma peau, ça me faisait du vent tiède, je retenais ma respiration pour entendre la sienne et ça me foutait un peu la trouille tous ces mots, c’était compliqué ce bonheur d’un coup à cet endroit… Regarde bien la jeune fille, continua Mathilde, je sentis sa main sous ma chemise, sur mon ventre, je caressai l’intérieur chaud de sa cuisse, observe comment elle tourne la page, pendant deux ou trois secondes elle ne lit plus et son pied ne bat plus, tout son corps lit et quand elle cesse de lire son corps entier cesse de lire, regarde ! elle glissa sa main dans mon pantalon, regarde comme un soupir accompagne cette rupture ! tu as vu ? pendant ces secondes où elle ne lit plus elle ne respire plus, alors je glissai ma main loin sous sa jupe, Mathilde ferma les yeux, elle continua son cours, il y a pendant cette suspension, dit-elle, comme une phase d’apnée… la tête sort du livre… la lectrice change d’élément de façon passagère et… plutôt que de s’y réacclimater car cela prend quelque temps… le temps de redécouvrir la salle, les nouveaux venus, l’heure qui avance… la lumière du dehors qui a changé, la pluie peut-être, le vent qui s’est levé et pousse les nuages hors la ville… elle préfère arrêter de respirer pour ne pas changer d’ail, pour rester dans l’air du livre ; regarde ! elle replonge doucement… elle recommence à battre la mesure et joue de nouveau avec ses cheveux, ses paupières descendent et remontent lentement, font un noir, qu’il faudrait ajouter à la gamme des ponctuations, mis bout à bout ces noirs de lecture, au bout d’une vie, font une nuit, imagine cette nuit mon amour faite de millions de battements assemblés…
Mathilde me tira par la main vers le réduit de la Source et pour la première fois cet après-midi-là, sa culotte et mon slip accrochés aux étoiles, on s’aima comme des dingues au milieu des bouquins. C’était vraiment un chouette boulot, bibliothécaire !
pages 33-36
Depuis quand je n’avais pas acheté un livre ? Plus justement, combien avais-je acheté de livres dans ma vie ? En avais-je seulement acheté un ? Un seul tout petit ? Un livre de poche ? Un mini-pocket ? Un micro-pocket ? Une plume de livre ? Une ombre ? Avais-je seulement cherché à en acquérir un ? M’étais-je penché quelques secondes sur un titre ? Sur une couverture neuve et brillante ? Avais-je tout naturellement posé mes yeux sur un livre en vitrine ? Avais-je jamais senti ce vent léger que font les pages lorsqu’on les feuillette pour s’en faire une idée et s’en donner envie ? Étais-je simplement entré une fois dans une librairie ? Allons plus loin ! Avais-je le souvenir d’être passé devant une librairie ? Quand ? Où ? On ne voit que ce que l’on aime ! Je pouvais réciter la liste des bistrots par cœur mais les librairies ? Je voyais bien des tabacs, des marchands de journaux, des maisons de la presse, des boucheries, des boulangeries, des charcuteries, des concessionnaires auto, des restaurants, des salons de thé, des drogueries, des boutiques de chaussures, des magasins de fringues et des laveries, oui, des tas, mais des librairies, pas une ! Pas la moindre devanture ne me venait à l’esprit. Pas le moindre nom de boutique ni de rue dans laquelle j’aurais pu dire qu’on y trouvât des livres.
Papa disparut aux toilettes.
J’en repérai quatre dans le bottin. Libri-colibri, La Boîte à nuages, Riquiqui les mots et La Plume au vent, ma parole, que des boutiques de pédés ! Marchands de slips en cuir avec un trou derrière pour Halloween ! Je me revoyais gamin courant après le fils de la brasserie de la place, accompagné dans ma poursuite par toute la bande de crasseux, on criait dans les rues : pédé ! pédé ! sous prétexte que le gamin binoclard aimait la musique et lisait des livres pendant que nous, nous traînions derrière le château et allions nous balancer depuis le pont dans la rivière ou bien attendions le crépuscule pour voler de jeunes truites dans les bassins de la pisciculture que nous faisions griller sur les braises jusque tard. Un jour que nous le poursuivions, il laissa tomber son livre, c'était Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, livre qui allait nous servir à allumer notre feu. Nous étions tous des fils d’employés à la manufacture d’armes de chasse — avant que ça ferme et que papa devienne transporteur de fonds — mais ceci n’explique pas complètement cela. Nous étions simplement des gamins sur ressort. Pédé ! Sale pédé ! Nous n’étions pas de ces gamins à lire avec une lampe de poche sous les draps ! Je n’en connaîtrai jamais aucun de ces enfants de conte de fées qui bravent les interdits familiaux pour lire toute la nuit le Grand Meaulnes ou Moby Dick. Rêves d’adultes qui s’inventent des enfances studieuses ? Nous étions des petits branleurs ? Des bousiers qui avaient commencé très tôt à pousser leur boule de caca. Les plus poètes d’entre nous dormaient avec des grillons qu’ils avaient martyrisés toute la journée tandis que les plus chanceux s’endormaient en écoutant les parents faire des bruits cochons dans leur chambre. Des enfants capables de faire des choses terribles, des enfants avec du sang sur les cartables, c’est vrai, et je ne saurais mieux nous définir qu’à répéter : des enfants ! des enfants ! des enfants ! Une enfance bordélique éblouie par la lumière des rues. Comment lire avec des yeux pareils à ceux des papillons dont Mathilde plaignait le sort ?
pages 67-68
Si la lecture des livres provoque le ramassement du corps, l’individu tout entier se coule en lui, par la main qui devient livre ou bien le livre qui devient chair — selon les écoles — le lecteur disparaît entre les pages, il est là-bas, quand on le regarde en train de lire on sent qu’il est parti, qu’il navigue, nous laissant seuls, nous autres non-lecteurs, sur la berge des pages attendre son retour, il y a de l’absence dans cette silhouette immobile et tranquille, comme un bruit de ce qui est lu, peut-être, le corps devient silence, ce qui fait dire au lecteur : quand je lis, je ne suis plus là ! du coup, on se tait… la lecture du journal du matin provoque l’effet contraire, le corps du liseur s’impose et dérange, chahute, joue des coudes, sent le tabac froid et l’eau de Cologne, bouscule et se désarticule, le corps redevient cette grosse machine miraculeusement vivante et articulée qu’il avait le temps du sommeil cessé d’être, il se bat, se débat devant ces pages qu’il tourne et retourne en tous sens, il y a de la gymnastique dans l’air ! les bras moulinent, les corps se penchent, se tirent, se retirent, se tordent, se dressent, un cartilage craque ! puis ils se replongent athlétiquement entre les pages Le fait du jour ! Vous lisez pas ? Cette question me tira de mes pensées. Vous lisez pas votre journal, monsieur ? J’étais à rêver sur mon petit verre de vin blanc plein de lumière, le premier de la journée, je restais immobile le coude levé, la main à niveau du menton et le verre à quelques centimètres des lèvres. Je voyais les seins laiteux de Mathilde, je les sentais peser dans mes mains quand j’embrassais son ventre et que je la faisais rouler debout contre les fleurs du papier peint. L’homme qui lisait à ma droite paya son café, plia son journal, le fourra dans son panier et s’écarta du zinc. Aussitôt un autre journal grand ouvert vint s’y poser, le nouveau liseur était fort, moustachu, portait un gilet bleu clair fourré en dedans comme en portent les écaillers, il me regarda dans les yeux et dit de sa grosse voix qui sentait le dehors : ça ne vous dérange pas ? il ouvrit en grand son journal et posa à plat sa large main sur la page de gauche. D’un geste large, d’est en ouest, d’une main sûre et rouge et lourde qui accompagnerait dans sa course le soleil il tourna la page de son journal, soulevant un petit vent qui entra dans ma manche et s’éparpilla entre les poils de mon avant-bras… plus loin une page blanche s’éleva dans les airs et retomba mollement comme un drap mis à sécher dans un pré. Il n’y avait sur le zinc de la place pour rien d’autre que les journaux ouverts et je découvrais avec stupeur et gourmandise l’incroyable culot qu’il fallait aux liseurs pour étaler tout ce papier là où ne doivent naturellement s’aligner que des verres. La lecture du journal leur donnait tous les droits, c’était très net. Ils lisaient avec lourdeur, avec puissance. Mathilde m’avait changé ; jusqu’ici tout ça, je ne l’avais pas regardé.
page 83
Une fois les gros livres rangés dans l’ordre des tomes depuis le premier jusqu’au dernier, vingt et un ! c’était encore plus beau que la chaîne des Pyrénées ! On s’était mis autour de la table pour imaginer le moment du repas dans ce nouveau décor. On s’était assis en rond près de la bibliothéque vernie pour sentir l’effet qu’elle produirait sur nos amis quand on les inviterait à boire le café. On s’était reculés jusqu’au bout du couloir. On pouvait apercevoir notre barrière de livres de presque tous les recoins de la maison et même des lits en laissant les portes ouvertes, en retirant la plante verte du buffet, en ouvrant le côté droit de la fenêtre qu’on bloquait à quarante-cinq degrés avec un bouchon, en tirant le rideau, en laissant la lumière allumée, on voyait son reflet dans les vitres.
Ce premier soir ne ressemblait à aucun autre soir. On avait mis la table en parlant de la profondeur de l’océan Pacifique. On avait mangé des côtes de porc et de la purée en parlant du nombre des étoiles dans le ciel et de la température du soleil, une température impossible à imaginer pour l’esprit humain… On avait bu le café sans rien dire. On avait traîné avant d’aller se coucher. Le silence de la nuit venue chez nous avait changé de nature. C’était un silence plus intelligent que n’importe quel bruit que nous aurions pu faire. C’était un silence de bibliothéque justement. Avec dans le fond du silence comme le son d’une étoffe épaisse glissant par terre. Et tout ce qui ajoutait son silence au silence existant paraissait réfléchir. S’asseoir dans ce silence des livres, sans rien faire ni rien dire, donnait déjà l’impression d’avoir lu. Les étoiles que nous pouvions apercevoir dans la bande de ciel noir au-dessus de l’église devenaient un immense dessin technique placardé dans la nuit. L’univers, autour de nos livres, se dessinait à grands traits simples à comprendre. Le ciel devenait l’image du ciel, la fenêtre, propriété des angles, et nous-mêmes devenions dans notre immobililté l’image d’une famille dans la seconde moitié du vingtième siècle. À nous poster aussi près de ces livres, finalement, nous entrions dedans ! Comme on dit, nous étions absorbés par les livres. Avalés vivants.
pages 116-117