Prodiges et vertiges de l’analogie, de Jacques Bouveresse.

Extraits tirés de l’édition Raisons d’agir,

Avant-propos.

Je ne crois pas que l’on soit tenu, même en philosophie, de comprendre (ou, en tout cas, de faire semblant de comprendre) tout ce qui peut s’écrire et que tout ce qui peut donner l’impression d’avoir un sens, dans l’esprit de son auteur et également, si l’on juge par les effets produits, dans celui d’une multitude de lecteurs, doive nécessairement en avoir un. Je sais naturellement aussi bien que quiconque que la question des critères du non-sens en matière littéraire et philosophique est particulièrement délicate. Mais je ne pense pas qu’ils soient aussi inexistants que certains nous le répètent et ont intérêt à nous le faire croire (ce sont évidemment toujours ceux qui cherchent à défendre leurs non-sens qui soutiennent qu’il n’y a pas de distinction réelle entre ce qui a un sens et ce qui n’en a pas).

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À bien des égards, sur ce genre de question, la partie n’est pas égale. Il faudrait dans chaque cas beaucoup de temps et d’effort pour démontrer que ce que [Alan Sokal et Jean Bricmont] soupçonnent d’être une absurdité est réellement une absurdité et même les arguments les plus décisifs ont peu de chance de convaincre ceux qui ont décidé de ne rien entendre. La propension à essayer de sauver à tout prix ce qui ne mérite pas de l’être est tellement plus forte que le désir de regarder en face une réalité désagréable et les moyens de défendre l’indéfendable tellement plus efficaces, à commencer par celui qui consiste à invoquer des choses aussi vagues que « le droit à la métaphore » ou « le risque de la pensée », sans proposer, bien entendu, la moindre analyse sérieuse du genre de pensée ou de métaphore qu’il s’agit, en l’occurence, de défendre. […]

L’inégalité dont j’ai parlé plus haut provient du fait que les auteurs critiqués se plaignent constamment de n’avoir pas été lus avec suffisamment d’attention et de finesse, mais considèrent généralement comme suffisant d’invoquer pour leur défense des généralités abstraites, à commencer, justement, par le fait que, comme le dit la formule rituelle, « ce n’est jamais aussi simple ». En revanche, lorsqu’il s’agit de justifier l’injustifiable, ce n’est jamais assez simple. On peut même dire que « plus c’est gros, plus ça passe ».

pages 13, 15

Porter l’indécision au cœur même de la raison et obliger celle-ci à exiger elle-même son propre dépassement est une opération classique en philosophie. Mais faire prononcer le verdict par la raison mathématique en personne et l’imposer ensuite à la raison politique est certainement ce que l’on peut imaginer de plus décisif et également de plus raffiné dans le genre.

Utiliser à son tour, de façon plus sérieuse, les ressources de la logique et de l’analyse logique pour démontrer l’inconsistance et l’inanité de ce type d’entreprise, relève évidemment plus du devoir, du devoir civique en quelque sorte, que du plaisir.

page 14

Là où d’autres avancent probablement sans difficulté et à la même vitesse que l’auteur, je trébuche presque à chaque pas sur des assertions qui me sembleraient exiger, pour pouvoir être tout à fait comprises et ensuite acceptées, des élucidations, des distinctions, des explications et des justifications qui sont généralement absentes. Mais c’est précisément l’avantage du philosophe-écrivain sur le philosophe-analyste que de réussir à donner l’impression que l’on peut tout à fait s’en passer.

page 16

La période structuraliste a été, c’est certain, une période extraordinairement brillante. Mais une des choses dans lesquelles elle a brillé de façon exceptionnelle est sûrement le degré de jobardise que l’on y atteint.

page 17

Nous vivons sûrement une époque où, comme dit le poète, difficile est satyram non scribere (il est difficile de ne pas écrire de satire). On pourrait ajouter que, pour des raisons qui ne sont pas tellement différentes, nous vivons également une époque et nous avons un milieu intellectuel qui font que difficile est sociologiam non scribere (il est difficile de ne pas écrire de sociologie).

page 20