L’effort pour rendre l’autre bête.

Résumé d’un article de la psychologue Marilia Amorim (Revue du MAUSS, ).
Sauf mention contraire, les citations sont de l’autrice.

Mots-clés : Mètis, politique, langage

Illustration : personnages de guimauve identiques.
F_A, It’s a marshmallow world…, 2011

Bêtise et pouvoir.

En réarticulant les trois formes traditionnelles de savoirs et de discours (Logos, l’intelligence démonstrative ; Mythos, l’intelligence narrative ; Mètis, l’intelligence rusée), ce texte traite de la bêtise non pas individuelle, mais induite socialement.

La bêtise individuelle est un droit et même un devoir (étape vers l’intelligence). Par contre, la bêtise collective, ou plutôt, l’entreprise collective qui cherche à nous rendre bêtes est un effet de pouvoir. Marilia Amorim ajoute qu’à une forme contemporaine de pouvoir correspond une forme contemporaine de bêtise et rattache cette entreprise à l’histoire de l’Occident depuis le vingtième siècle. Définissant qualitativement la période, elle dit : le totalitarisme postmoderne serait, par opposition aux dictatures modernes et leur emploi explicite de la force, un pouvoir intelligent.

En outre, Amorim remarque :

La mètis.

Complémentaire de l’usage de la force dans l’exercice contemporain du pouvoir, l’intelligence du pouvoir réside dans la mètis (du nom de la divinité grecque, personnification de la sagesse et de l’intelligence rusée), concept identifié en Grèce ancienne par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (Les ruses de l’intelligence. La Mètis des Grecs, 1974).

[L’intelligence mètis] se développe et s’actualise dans des savoirs éminemment pratiques, tournés vers l’instant et les situations changeantes et imprévisibles qui exigent une action immédiate. On pourrait dire que plus fort que la force, il existe cette forme d’intelligence dont la force réside dans l’art de ne pas se laisser voir. Ce qui condamne l’autre à la bêtise.

Son concept ainsi défini, Amorim propose :

Notre hypothèse est que la spécificité postmoderne réside dans le fait que Mètis a gagné toutes les sphères d’activité et se répand comme une forme larvaire de pouvoir qui, tout en étant partout, réussit à se rendre parfaitement invisible. C’est l’invasion de toutes les sphères d’activité et de vie par cette forme de pouvoir qui justifie de la désigner comme totalitaire.

L’intelligence Mètis n’est pas soumise au contrainte de démonstration (Logos) ou de narration (Mythos). D’ailleurs, elle n’opère pas forcément dans le discours. En outre, Mythos et Mètis s’opposent naturellement : parce que l’histoire de l’un nous fait savoir l’expérience de l’autre, c’est le savoir narratif [Mythos] qui a pour enjeu les processus de subjectivation et de socialisation. Lieu de construction identitaire, Mythos est ce qui fait de l’homme un être de récit. Raconter, c’est [s’inscrire] dans la chaine verbale de la transmission culturelle et [trouver] sa place dans le collectif. D’où opposition de fond : Mythos est ce qui rend possible la fabrication d’une identité collective (« toi et moi ») — malgré les altérations permanentes dues à l’interprétation par chacun de cette et de leur identité —, tandis que Mètis permet de devenir ce que demande la situation, en véritable savoir de la survie (toi ou moi). Aucune singularité chez l’individu à mètis donc, puisque la singularité est un risque. Cela dit, l’intelligence narrative peut être au service de l’intelligence rusée (pratiquer le story-telling) et réciproquement (conter un mythe commun).

Il faut donc distinguer la Mètis du faible de la Mètis du fort puisque la première est affaire de survie. D’où ce mot d’Amorim : « Faire le mort », ruse mètis par excellence. Elle rappelle en ce sens la distinction chez le philosophe Michel de Certeau entre la stratégie — pratique du fort — et la tactique — pratique du faible qui opère dans le champ de pouvoir de l’autre.

Une éthique de l’intelligence et de la bêtise.

Comme le pouvoir, le savoir s’exerce au sein d’un rapport. Selon le linguiste Émile Benveniste, la structure ternaire « je, tu, il » forme l’appareil formel de l’énonciation, dont le schéma ordinaire — celui du récit — pose que je s’adresse à tu en parlant de il. Le tiers exclu change avec Logos, où il ne s’agit plus de raconter des histoires mais des concepts : en théories scientifiques et en philosophie, je s’adresse au destinataire il en excluant tu. Même chose en sciences humaines, où néanmoins le tu n’est plus exclu mais objet. Nécessitant un travail d’interprétation et engageant par nature un dialogue, l’énonciation s’est constituée comme un véritable paradigme pour les sciences humaines. Plus encore, [Jean-François] Lyotard dira qu’elle était le modèle ontologique et politique de la modernité. En outre, en ce qui concerne le régime de vérité, le savoir démonstratif oppose vrai et faux, tandis que le savoir narratif oppose mémoire et oubli.

Avec Mythos, le rapport à l’interlocuteur est toujours de l’ordre de la réciprocité, y compris en passant par l’ironie, qui nécessite intelligence et complicité de l’adversaire. Métis, elle, instaure toujours un rapport unilatéral, qu’il s’agisse — dans ses formes extrêmes — du mensonge (forme de discours en plein) ou du secret (forme discursive en creux).

Penser le savoir dans les rapports conduit donc à des perspectives éthiques (dégager les valeurs qui s’affirment et s’actualisent dans les différentes formes de savoir) et politiques (les enjeux pour la polis de ce qui arrive alors au Je et au Nous) de la question de l’intelligence et de la bêtise. On comprend alors mieux la distinction de qualité entre l’intellectuel et le sophiste, ou entre le politique et le politicien. La ruse des deuxièmes repose sur la séduction (du latin seducere, « détourner du droit chemin »), sur la capacité d’épouser le discours de l’adversaire pour le vaincre ou pour survivre. L’ambiguïté permet alors de dire la même chose et son contraire, de passer d’un côté à un autre de façon imperceptible. L’interlocuteur se trouve alors privé de son intelligence argumentative — c’est-à-dire devenu bête — dès lors qu’il ne peut plus objecter. Ni valorisation, ni communion ; mais séduction et communication. Il faut faire que tout communique sans résistance. En cela :

Le pouvoir de séduire est un pouvoir d’anéantir le conflit, le débat et la critique. Ce pouvoir-là, jusqu’à présent, était le pouvoir explicite, arrogant et totalitaire des dictatures qui, par répression et menaces de mort ou de prison, interdisaient toute opposition. Ici, le pouvoir cache son pouvoir d’interdire sous une nouvelle modalité discursive : les mots mous du sens commun qui ne peuvent heurter personne nous semblent constituer un régime discursif, dans le sens lyotardien du terme, qui n’aurait pas de limite et qui n’aurait pas de bord.

Un monde à mètis.

Selon notre hypothèse, le propre de la culture postmoderne serait un processus d’autonomisation de la forme mètis d’intelligence par rapport aux autres formes et la constitution d’une nouvelle forme de pouvoir qui en découle. Ce qui ne veut pas dire qu’une société fonctionne entièrement selon ce mode. En fait, il faudrait plutôt parler de zones ou de poches de modernité, de post-modernité, voire de pré-modernité, selon le contexte.

La forme Mètis sert les objectifs de performance et de compétitivité, inhérents aux sociétés dont les rapports sociaux sont soumis aux « lois » du marché. Amorim souligne : le champ lexical des discours sociaux médiatisés ne laissent pas de doute. « Il faut être pragmatique » disent les hommes politiques. Ils décrètent « la fin des idéologies », « le dépassement du clivage gauche/droite », etc. L’enseignement, soumis aux exigences de gestion efficace et d’utilité immédiate, est également touché.

D’où les injonctions à nous débarrasser de toutes considérations morales, culturelles et intellectuelles, qui constituent autant de freins au progrès dans le strict sens du capitalisme total (Dany-Robert Dufour) ou du marché total (Alain Supiot). Autrement dit : il faut en finir avec toute rigidité, tout contour identitaire car cela serait une entrave aux impératifs du marché. Or, la dissolution de l’identité est concomitante de celle de l’idée même d’altérité. Et s’il n’y a plus d’Autre ni de marge, il n’y a plus de Même ni de centre.

Cas pratique et conclusion.

L’une des formes de discours dont Amorim commente et multiplie les exemples en fin de texte est celle de l’énoncé fusionnel : il s’agit — en particulier dans le monde commercial — de parler au nom du destinataire, de se métamorphoser en lui, pour orienter son choix (exemple : « Mon commerçant me conseille… », « Je clique ! », etc.) D’après elle, cette forme se généralise mondialement et constitue un exemple flagrant d’infantilisation voire d’abêtissement (le sens de « devenir animal » n’est pas écarté), mêlant séduction du destinataire et aliénation de son jugement.

Dissimulée, l’injonction est d’autant plus efficace et déployée. Découverte, elle demeure trompeuse :

La présence massive d’énoncés en Je pourrait créer l’illusion d’une culture à l’intérieur de laquelle le sujet serait au centre des décisions qui lui concernent. Ainsi, on aurait affaire à une condition plus autonome que l’individu contemporain aurait acquise en dépassant une condition plus limitée qui serait celle des générations antérieures. Bien évidemment, il ne peut s’agir que d’un leurre car, en réalité, l’énoncé fusionnel relève d’une nouvelle forme de pouvoir. Un pouvoir totalitaire qui vise à empêcher toute possibilité de réponse et, en même temps, un pouvoir non-autoritaire car la voix de celui qui ordonne ou qui commande cesse d’être audible ou visible.

En conclusion, ce n’est pas l’intelligence Mètis qui constitue une idéologie, mais son usage rendu naturel, invisible et systématique. Une idéologie qu’Amorim propose d’appeler injonction d’aphasie ou injonction de bêtise énonciative.