Enseignement et recherche.

Panorama, culture et avenir de l’enseignement et de la recherche dans les écoles et les universités.

Les quatre impératifs des sciences sociales.

Extrait d’un , paru dans Alternatives économiques, .

Mots-clés : normativité, sciences sociales, valeurs

Les sciences sociales sont confrontées à quatre impératifs. Le premier est empirique, la description de la réalité. C’est ce qui les distingue, notamment la sociologie, de la tradition philosophique qui pense parfois comme Jean-Jacques Rousseau pouvoir « ignorer tous les faits ». Un impératif explicatif également. Il faut chercher des causes et arriver à prévoir. C’est le moment de la modélisation, pour lequel la science économique dispose d’un avantage, même si c’est le cas aussi ailleurs, par exemple en anthropologie.

L’impératif herméneutique est celui de l’interprétation. Les acteurs ne sont pas seulement animés par des causes, économiques ou climatiques, mais aussi par des raisons d’agir et des valeurs. Il ne s’agit donc pas seulement d’expliquer le pourquoi des phénomènes mais aussi le « pour quoi » : qu’est-ce qui fait sens pour les acteurs ? Ce qui renvoie au quatrième impératif des sciences sociales, qui est le plus compliqué à intégrer : l’impératif normatif.

Je ne pense pas que les savants, les chercheurs, puissent s’intéresser à ce qui fait sens pour les acteurs sociaux sans s’interroger sur ce qui fait sens pour eux-mêmes. Contrairement à la vulgate enseignée à tous les étudiants, dans toutes les disciplines des sciences sociales, je pense que l’impératif normatif est le plus important des quatre, car il vient en articulation des trois premiers, et donne ainsi la structure globale : la nécessité de s’interroger sur les valeurs – non seulement celles des acteurs sociaux mais aussi celles au nom desquelles ils pensent et ils réfléchissent.

Toutes les grandes œuvres de la science sociale, de Karl Marx, Max Weber, Emile Durkheim, toutes celles qui résistent au temps reposent sur une interrogation normative. La question de l’émancipation chez Marx, la rationalisation chez Weber, le rapport à la société nationale chez Durkheim. C’est ce qui rassemble et articule, comme dans la chaîne de montage, tous les éléments de connaissance épars.

Interdisciplinarité : entre disciplines et indiscipline.

Résumé de , pour la revue Hermès nº 67, .

Mots-clés : discipline, épistémologie, science

Les institutions d’enseignement et de recherches sont pétries de ce paradoxe :

Pourtant, des disciplines comme la sociologie ou l’histoire sont des constructions culturelles, faites aussi d’opinions et d’intérêts extrascientifiques. D’autres requièrent de croiser les disciplines pour répondre à des problèmes complexes, mais cette interdisciplinarité dépasse les protocoles d’évaluation classiques. En outre, l’innovation provient généralement de la sérendipité voire de l’indiscipline ; comme en France de 1970 à 1985, lorsque des groupes informels s’interrogaient sur les rapports entre science, technique et société. Aujourd’hui, les nouveaux modes d’information et de communication sont tout à fait favorables à cela, et font émerger un public de profanes sachants dont se méfie la communauté scientifique.

Selon les auteurs, l’interdisciplinarité est donc une étape vers l’indiscipline, espace de renouvellement et de liberté intellectuelle. Dès lors, se pose la question :

D’où vient que l’on paraisse s’exposer à stériliser la recherche scientifique en s’attachant obstinément à une définition frileuse de la discipline – une définition qui entend satisfaire à des critères inchangés : un langage propre, des méthodes, des programmes, une organisation, mais aussi une base sociale et institutionnelle, des moyens d’assurer une continuité et de préserver ou d’étendre une influence, et enfin une capacité à se donner une image et une légitimité en écrivant sa propre histoire ?

Il pourrait s’agir de corporatisme et de confort théorique et pratique. Résultat : la promotion de l’hybridation disciplinaire ne s’est toujours pas accompagnée d’une élaboration épistémologique des formes de l’interdisciplinarité ; et ce vide théorique dissuade dans le même temps les institutions de sortir du cadre.

Pour un savoir engagé.

Extrait d’un , paru dans Le Monde diplomatique de .

Mots-clés : mondialisation, politique, sciences sociales

S’il est aujourd’hui important, sinon nécessaire, qu’un certain nombre de chercheurs indépendants s’associent au mouvement social, c’est que nous sommes confrontés à une politique de mondialisation. (Je dis bien une « politique de mondialisation », je ne parle pas de « mondialisation » comme s’il s’agissait d’un processus naturel.) Cette politique est, pour une grande part, tenue secrète dans sa production et dans sa diffusion. Et c’est déjà tout un travail de recherche qui est nécessaire pour la découvrir avant qu’elle soit mise en œuvre. Ensuite, cette politique a des effets que l’on peut prévoir grâce aux ressources de la science sociale, mais qui, à court terme, sont encore invisibles pour la plupart des gens. Autre caractéristique de cette politique : elle est pour une part produite par des chercheurs. La question étant de savoir si ceux qui anticipent à partir de leur savoir scientifique les conséquences funestes de cette politique peuvent et doivent rester silencieux. Ou s’il n’y a pas là une sorte de non assistance à personnes en danger. […]

Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment — entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au dehors leur savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut être un savant autonome qui travaille selon les règles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé, c’est-à-dire un scholarship with commitment. Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante. […]

Un mouvement social européen n’a, selon moi, de chance d’être efficace que s’il réunit trois composantes : syndicats, mouvement social et chercheurs — à condition, évidemment, de les intégrer, pas seulement de les juxtaposer.

L’auto-examen chez Edgar Morin : objectivité et subjectivité dans le mode de pensée.

Extrait de Pour sortir du XXe siècle d’Edgar Morin (Seuil, 1981, pp. 166-168).

Mots-clés : objectivité, subjectivité, science

Il est une révolution copernicienne, inhérente à la réforme des structures de pensée, et que chacun peut effectuer : c’est d’inclure dans toute observation l’auto-observation, dans tout examen l’auto-examen, d’introduire dans toute connaissance la volonté d’auto-connaissance du connaissant.

Le mode de penser propre à la science classique excluait ipso facto le sujet connaissant et ne disposait d’aucun principe de réflexivité. Le mode de pensée idéologique est un mode de penser où le sujet se met d’emblée sur le trône héliocentrique. Ni le scientifique, ni l’idéologue ne disent « moi, je ». Ils disparaissent dans la vérité objective qui parle par leur bouche. Or, nous allons voir que deux phrases identiques, à la différence d’un « moi je », absent de l’une, présent dans l’autre, relèvent en fait de deux univers mentaux différents et incompatibles :

X. est un esprit faux.
Moi, je trouve que X. est un esprit faux.

La première camoufle une opinion subjective sous une affirmation objective : le locuteur se dissimule (à ses propres yeux d’abord) derrière la pseudo-objectivité de son jugement. La seconde fait intervenir un « moi je » qui n’est pas de vanité, mais de relativité, pas d’égocentrisme, mais de décentration. Le « moi » égocentrique est haïssable, mais le « je » d’autorelativisation est aimable. La première phrase est un verdict arbitraire. La seconde est une opinion qui se sait opinion, comporte la possibilité d’autoréflexion, donc d’autocorrection. La première est du niveau immédiat « naïf », où nous nous projetons inconsciemment sur les choses. La seconde phrase comporte la co-présence de deux niveaux : le premier niveau est celui de l’observation elle-même, le second est celui de l’intégration de l’observateur dans son observation.

La ligne de rupture entre la pensée mutilée/mutilante et la pensée complexe est là. Le « moi » est toujours à la fois chassé (de la réflexion) et arrogant (héliocentrique) dans la pensée mutilée/mutilante. Il est sur le trône de l’universel tout en étant invisible à lui-même. Il ne peut, ne sait se regarder, se situer, se comprendre, se connaître. Or, la connaissance complexe nous demande :

Il est nécessaire de se voir soi pour mieux voir hors de soi. J’ai dit précédemment que l’expérience (des camps, de la prison) demeure insuffisante lorsqu’elle n’est pas réfléchie et pensée. Notre conscience sans cesse se dégrade, comme notre mémoire. Nos systèmes de pensée ou idéologies tendent à la sclérose. L’égo-ethno-centrisme tend toujours à dominer la connaissance. C’est contre à la fois l’égocentrisme et les dégradations de la conscience que nous avons besoin d’une pratique constante de l’auto-examen. L’idée est vieille comme la philosophie. C’est le « connais-toi toi-même ». Mais, au départ socratique, l’idée a été amputée de son complément récursif : « Connais-toi toi-même connaissant le monde ».

[…]

L’auto-examen a été déconsidéré sous le nom « d’introspection » par la connaissance objectiviste (incapable de concevoir les vertus productrices de la réflexivité), et a été refoulé au profit de l’idée de connaissance objective, comme s’il en était l’antinomie, alors qu’il en est le complément et le ferment. C’est justement le besoin de nous situer dans notre société, de situer notre société parmi les autres sociétés, et de nous situer, êtres humains, dans le monde naturel, biologique et physique qui devrait nous pousser aujourd’hui à envisager une forme enrichie et complexifiée d’auto-examen : un auto-examen qui nous amène à tenter de reconnaître notre site socioculturel, notre site anthroposocial, bref, à nous décentrer sans cesse, je veux dire, à nous dissocier autant que possible du faux centre de l’univers que nous occupons naturellement (égo-centrisme, ethno-centrisme, idéologie-centrisme) et à nous marginaliser.