La musique.

Réflexions sur et autour de la musique.

Mots-clés : égalité, genre

L’émancipation par la dissonance.

Extrait de : Renaud Lambert, « Un diable dans la gamme », Le Monde diplomatique, , page 28.

En réalité, le diabolus montre le bout de ses cornes bien avant la langoureuse ouverture du Prélude à l’après-midi d’un faune. À mesure que la musique s’éloigne des astres pour se rapprocher des âmes, qu’elle se détourne de la perfection divine pour s’intéresser aux hommes, elle apprivoise le triton. À condition que la tension transitoire [qu’il introduit] soit immédiatement résolue par une consonance, précise le compositeur Dominique Bertrand (1). Au 17ème siècle, sous l’impulsion notamment de Claudio Monteverdi, le processus aboutit à l’adoption de l’accord de septième de dominante (do-mi-sol-si bémol, caractérisé par la présence du triton mi-si bémol) dans ce que Bertrand appelle la palette du compositeur.

Avec cette mutation, la musique finalise son basculement d’une phase « modale » (où toutes les notes proviennent d’une même gamme) à une phase « tonale » : différents accords, dont naissent des gammes différentes, organisent au fil du morceau l’environnement dans lequel s’exprime la mélodie. L’accord de septième de dominante et son triton rendent possible ce basculement d’une tonalité à l’autre, et l’abandon implicite de la perfection divine comme pierre de touche harmonique…

À la même époque, souligne Bertrand, Galilée tourn[e] sa lunette vers le ciel et bris[e] au passage la “sphère des fixes”, cette frontière ultime du cosmos héritée de Ptolémée. (…) Le cosmos bascule donc son centre de la Terre au Soleil, pendant que l’interrogation philosophique bascule de Dieu vers ego, grâce à René Descartes. Dans son Compendium musicae, en 1618, le philosophe sera d’ailleurs l’un des premiers à évoquer l’harmonie sans la lier au cosmos.

Approfondissant son exploration des mouvements de l’âme humaine, la musique savante se charge de nouvelles tensions, dont elle retarde également la résolution. Bientôt, celle-ci n’aura même plus lieu. Au début du 20ème siècle, le compositeur autrichien Arnold Schoenberg décrit ce processus comme une lente émancipation de la dissonance.

De l’émancipation de la dissonance à l’émancipation par la dissonance, il n’y aurait qu’un pas. Pour Collier (2), c’est celui que franchit la musique populaire avec l’émergence du be-bop, quelques années avant la structuration du mouvement des droits civiques aux États-Unis : ce nouveau discours musical constitue selon lui une véritable déclaration d’indépendance.