La Tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark, de William Shakespeare.

Traduction : Jean-Michel Déprats, .

Acte 1.

Marcellus — Ami, asseyons-nous, et que celui qui le sait me dise
Pourquoi ces veilles strictes et si rigoureuses
Fatiguent chaque nuit les sujets de ce pays,
Et pourquoi chaque jour on coule tous ces canons de bronze,
Pourquoi toutes ces importations de matériel de guerre,
Et cette réquisition des charpentiers de marine, dont la rude tâche
Ne sépare plus le dimanche de la semaine ?
Que peut-on préparer pour que cette hâte fiévreuse
Fasse travailler la nuit avec le jour ?
Qui peut me le dire ?

page 15

Marcellus (à propos du spectre) — Il est parti.
C’est l’outrager, lui, si majestueux,
Que de lui opposer ce semblant de violence
Car il est comme l’air, invulnérable,
Et nos coups inutiles ne sont que dérision. […]

page 18

La reine — […] Tu sais que c’est commun : toute vie doit mourir,
Passer de la nature à l’éternité.

Hamlet — Oui, madame, c’est commun.

La reine — Si cela est,
Pourquoi cela te semble-t-il si particulier ?

Hamlet — Semble, madame ? Non, est. Je ne connais pas « semble ».
Ce n’est pas seulement mon manteau d’encre, tendre mère,
Ni les habits coutumiers d’un noir solennel,
Ni les soupirs haletants d’une respiration forcée,
Non, ni la prodigue rivière dans l’oeil,
Ni la mine accablée du visage,
Ni aucune des formes, modes ou figures du chagrin
Qui peuvent me peindre au vif. En effet, elles semblent,
Car ce sont des actions qu’un homme peut jouer.
Mais j’ai ceci en moi qui passe le paraître,
Et tous ces harnachements et habits de la douleur.

Le roi — Il est doux et louable dans votre nature, Hamlet,
De rendre ces devoirs du deuil à votre père.
Mais vous devez savoir que votre père a perdu un père ;
Ce père avait perdu le sien ; et le survivant est tenu
Par filiale obligation d’observer un temps
Une tristesse funèbre. Mais persévérer
Dans une affliction obstinée est une conduite
D’un entêtement impie, c’est un chagrin peu viril,
Qui montre une volonté rebelle envers le Ciel,
Un cœur sans force, un esprit impatient,
Une intelligence ignorante et inéduquée.
Car ce qui doit être, et est, nous le savons, aussi commun
Que la plus familière expérience de nos sens,
Pourquoi nous faudrait-il, dans notre vaine révolte,
Le prendre à cœur ? Voyons, c’est une faute envers le Ciel,
Une faute envers les morts, une faute envers la nature,
Une absurdité envers la raison, dont le thème commun
Est la mort des pères, et qui s’est toujours écriée
Depuis le premier cadavre jusqu’à celui qui aujourd’hui est mort :
« Il doit en être ainsi. » […]

pages 23-24

Hamlet — Oh ! si cette trop trop solide chair pouvait fondre,
Se liquéfier et se rédoudre en rosée,
Ou si l’Éternel n’avait pas édicté
Sa loi contre le suicide ! Ô Dieu, Dieu !
Comme me semblent fastidieux, défraîchis, plats, et stériles
Tous les usages de ce monde !
Pouah ! oh, pouah ! C’est un jardin
Où le chiendent monte en graine ; une proliférante et grossière nature
Envahit tout. En être venu là !
Mort à peine depuis deux mois, non, pas autant, pas deux,
Un si excellent roi, qui était à celui-ci
Ce qu’Hypérion est à un satyre, si tendre pour ma mère
Qu’il ne permettait pas aux vents du ciel
De toucher trop rudement son visage. Ciel et terre,
Est-ce à moi de m’en souvenir ? Oh ! elle se pendait à lui
Comme si son appétit de lui croissait
De s’en repaître, et pourtant en un mois,
N’y pensons plus : fragilité, ton nom est femme.
Un petit mois, les souliers n’étaient même pas usés
Avec lesquels elle suivait le corps de mon pauvre père,
Comme Niobé, tout en larmes, elle, oui, elle —
Ô Dieu, une bête à qui manque la faculté de raison
Aurait pleuré plus longtemps ! — se mariait avec mon oncle,
Le frère de mon père, mais qui ne ressemble pas plus à mon père
Que moi à Hercule… En un mois,
Avant même que le sel de larmes mensongères
Ait cessé d’irriter ses yeux rougis,
Elle se mariait. Ô hâte perverse, se ruer
Si prestement dans des draps incestueux !
Ce n’est pas bien, et rien n’en peut venir de bien. […]

pages 25-26

Hamlet — […] Mais, vraiment, que faites-vous loin de Wittenberg ?

Horatio — Une humeur buissonnière, mon bon seigneur.

Hamlet — Je ne permettrais pas à votre ennemi de le dire,
Et vous ne ferez pas à mon oreille la violence
De lui faire croire ce que vous dites
Contre vous-même. Je sais que vous ne faites pas l’école buisonnière,
Mais quelle affaire vous amène à Elseneur ?
Nous vous apprendrons à boire sec avant de repartir.

Horatio — Mon seigneur, je suis venu voir les funérailles de votre père.

Hamlet — Je t’en prie, cher condisciple, ne te moque pas,
Je pense que tu es venu voir les noces de ma mère.

Horatio — En effet, mon seigneur, elles ont suivi de près.

Hamlet — Économie, économie, Horatio. Les viandes rôties des funérailles
Ont été servies froides au repas du mariage.
Je voudrais avoir rencontré mon pire ennemi au Ciel
Plutôt que d’avoir vu ce jour, Horatio.
Mon père, il me semble que je vois mon père.

Horatio — Où, mon seigneur ?

Hamlet — Dans l’œil de mon esprit, Horatio.

Horatio — Je l’ai vu autrefois. C’était un roi magnifique.

Hamlet — C’était un homme, accompli en tout,
Jamais je ne reverrai son pareil.

Horatio — Mon seigneur, je crois que je l’ai vu cette nuit.

pages 27-28


Ophélie — Je garderai la substance de cette bonne leçon
Comme sentinelle de mon cœur ; mais, mon cher frère,
N’allez pas, comme certain pasteur impie,
Me montrer le raide et épineux chemin du Ciel,
Quand lui-même, gonflé d’orgueil, impudent libertin,
Il foule le sentier printanier des plaisirs
Et n’a cure de son propre sermon.

page 36

Polonius — […] Tiens, ma bénédiction,
Et les quelques préceptes que voici, prends soin
De les graver dans ta mémoire. Ne donne pas de langue à tes pensées,
Ni d’actes à des pensées immodérées,
Sois familier, en aucun cas vulgaire,
Les amis que tu as, une fois éprouvés,
Agrippe-les à ton âme avec des crampons d’acier,
Mais n’use pas ta paume à accueillir
Le premier matamore qui sort du nid. Garde-toi
D’entrer dans une querelle, mais une fois dedans,
Soutiens-la de sorte que ton adversaire se garde de toi.
Donne à tous ton oreille mais à très peu ta voix.
Prends l’avis de chacun, mais réserve ton jugement.
Que ton habit soit aussi coûteux que ta bourse le permet,
Mais sans extravagance, riche, pas voyant ;
Car la mise, souvent, proclame l’homme,
Et en France les gens du meilleur rang et du meilleur état
Sont sur ce chapitre d’un raffinement exquis.
N’emprunte ni ne prête,
Car le prêt souvent se perd avec l’ami,
Et l’emprunt émousse le tranchant de l’économie.
Ceci par-dessus tout : sois fidèle à toi-même,
Et il s’ensuivra, comme la nuit le jour,
Que tu ne seras faux envers personne.
Adieu, que ma bénédiction fasse mûrir cela en toi.

pages 36-37

Polonius — […] Je sais bien, moi,
Quand le sang brûle, avec quelle libéralité l’âme
Prête des serments à la langue. Ces flambées, ma fille,
Qui donnent plus de lumière que de chaleur, et qui perdent les deux
À l’instant même où s’en fait la promesse,
Vous ne devez point les prendre pour un vrai feu. […]

page 39

Hamlet — Anges et ministres de la grâce, secourez-nous !
Que tu sois un esprit de salut, ou gobelin damné,
Que tu apportes avec toi la brise du Ciel, ou les souffles de l’enfer,
Que tes intentions soient mauvaises ou charitables,
Tu viens sous une forme si provocante
Que je veux te parler. Je te nomme Hamlet,
Roi, père, royal Danois. Oh ! réponds-moi !
Ne m’abandonne pas à la brûlure de l’ignorance, mais dis
Pourquoi tes os sanctifiés, ensevelis dans la mort,
Ont déchiré leur linceul, pourquoi le sépulcre
Où nous t’avons vu enterré en paix
A ouvert ses pesantes mâchoires de marbre
Pour te rejeter ici-bas. Que peut bien signifier
Que toi, corps mort, de nouveau bardé d’acier,
Tu viennes ainsi revoir les lueurs de la lune,
Rendant la nuit hideuse, et nous, les jouets de la nature,
Pourquoi si horriblement ébranler notre raison
Par des pensées hors de l’atteinte de notre âme ?
Dis pourquoi cela. À quelle fin ? Que veux-tu de nous ?

pages 42-43

Hamlet — Il ne veut pas parler, je le suivrai donc.

Horatio — N’en faites rien, mon seigneur.

Hamlet — Pourquoi, qu’ai-je à craindre ?
Je ne mets pas ma vie au prix d’une épingle,
Et pour mon âme, que peut-il lui faire,
Puisqu’elle est comme lui chose immortelle ?
Il m’invite à nouveau, je vais le suivre.

pages 43-44

Horatio (à propos d’Hamlet) — Son imagination le rend désepéré.

Marcellus — Suivons-le, il n’est pas bon de lui obéir de la sorte.

Horatio — Rattrapons-le. Que va-t-il sortir de tout cela ?

Marcellus — Quelque chose est pourri dans l’État de Danemark.

Horatio — Le Ciel en réglera le cours.

page 45

Hamlet — Ô vous, cohortes du Ciel ! Ô terre ! Quoi d’autre ?
Y ajouterai-je l’enfer ? Horreur ! Calme, calme, mon cœur,
Et vous, mes muscles, ne vieillissez pas d’un coup,
Mais soutenez-moi promptement ! Me souvenir de toi ?
Oui, pauvre spectre, aussi longtemps que la mémoire siégera
Dans ce globe détraqué. Me souvenir de toi,
Oui, dans les tables de ma mémoire
J’effacerai toute réminiscence futile et triviale,
Tous les dictons des livres, toutes les formes, toute les impressions passées
Que la jeunesse et l’observation y avaient copiés,
Et ton commandement seul vivra,
Dans le livre et le volume de mon cerveau,
Pur de tout sujet plus frivole. Oui, par le Ciel !
Ô très pernicieuse femme !
Ô traître, traître, traître souriant et damné !
Mes carnets, il est bon que j’y note
Qu’on peut sourire, et sourire, et être un traître.
Du moins, j’en suis sûr, cela se peut au Danemark.
Voilà, mon oncle, vous êtes là. À présent ma devise,
Ce sera : « Adieu, adieu, souviens-toi de moi. »
Je l’ai juré.

page 50

Hamlet — Ne révélez jamais ce que vous avez vu cette nuit.

Horatio et Marcellus — Jamais, mon seigneur.

Hamlet — Très bien, mais jurez-le.

Horatio — Sur ma foi,
Mon seigneur, je ne dirai mot.

Marcellus — Ni moi, mon seigneur, sur ma foi.

Hamlet — Sur mon épée.

Marcellus — Nous avons déjà juré, mon seigneur.

Hamlet — N’importe, jurez sur mon épée, n’importe.

Le spectre (crie sous la scène) — Jurez !

pages 53-54

Acte 2.

Polonius — Vous voyez maintenant,
Votre appât de mensonges attrape cette carpe de vérité :
C’est ainsi que nous, gens de sagesse, et de discernement,
Avec des circonlocutions et des attaques de biais,
Indirectement nous trouvons la direction.

page 60

Polonius — Mon suzerain, et vous, madame, examiner
Ce qu’est la majesté, le devoir d’un sujet
Pourquoi le jour est jour, la nuit la nuit, et le temps le temps,
Ne serait que gaspiller la nuit, le jour, le temps. […]

La reine — Plus de matière et moins d’art.

page 68

Polonius — […] À ma jeune demoiselle voici ce que j’ai dit :
Le seigneur Hamlet est un prince hors de ta sphère.
Cela ne doit pas être.
Puis je lui ai prescrit
Qu’elle se ferme à ses requêtes,
N’accepte aucun message, ne reçoive aucun gage ;
Elle a fait fructifier mes conseils,
Et lui, repoussé, j’abrège,
Est tombé dans une mélancolie, puis dans un jeûne,
Puis dans une insomnie, puis dans une apathie,
Puis dans un égarement, puis, déclinant toujours,
Dans cette folie où à présent il divague
Et que nous déplorons tous.

page 70

Hamlet — Car si le soleil engendre des asticots dans un chien mort, charogne digne d’être embrassée… Vous avez une fille ?

Polonius — Oui, mon seigneur.

Hamlet — Ne la laissez pas se promener au soleil. Concevoir est une bénédiction, mais la façon dont votre fille peut concevoir, ami, veillez-y.

page 73

Polonius — Mon honorable seigneur, je prends très humblement congé de vous.

Hamlet — Vous ne pourriez, monsieur, rien me prendre dont je sois plus désireux de me séparer, à part ma vie, à part ma vie, à part ma vie.

page 75

Hamlet — […] Quelles nouvelles ?

Rosencrantz — Aucune, mon seigneur, sinon que le monde devient honnête.

Hamlet — Alors le jour du Jugement est proche. Mais vos nouvelles ne sont pas vraies. Laissez-moi vous poser une question plus précise. Qu’avez-vous fait, mes bons amis, à la Fortune, pour qu’elle vous envoie en prison ici ?

Guildenstern — En prison, mon seigneur ?

Hamlet — Le Danemark est une prison.

Rosencrantz — Alors le monde en est une.

Hamlet — Une fameuse, et dans laquelle il y a beaucoup de cachots, de cellules, et de culs-de-basse-fosse, le Danemark étant l’une des pires.

Rosencrantz — Nous ne le pensons pas, mon seigneur.

Hamlet — Alors, c’est qu’il ne l’est pas pour vous, car rien est en soi bon ou mauvais, la pensée le rend tel. Pour moi c’est une prison.

Rosencrantz — Alors, c’est que votre ambition le rend tel ; il est trop étroit pour votre esprit.

Hamlet — Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coque de noix et m’y sentir roi d’un espace infini, n’était que j’ai de mauvais rêves.

Guildenstern — Les rêves, en vérité, sont ambition ; car la substance même de l’ambition n’est que l’ombre d’un rêve.

Hamlet — Un rêve n’est qu’une ombre.

Rosencrantz — Certes, et je tiens que l’ambition est d’une essence si subtile et si légère qu’elle n’est que l’ombre d’une ombre.

Hamlet — En ce cas seuls les gueux sont des corps, et nos monarques et nos héros immenses ne sont que les ombres des gueux. Si nous allions à la Cour ? Car, ma foi, je suis incapable de raisonner.

pages 76-78

Guildenstern — Mon seigneur, on nous a appelés.

Hamlet — Je vais vous dire pourquoi. Ainsi ma révélation préviendra votre aveu, et le secret promis au roi et à la reine n’y laissera pas une plume. J’ai, depuis peu, pourquoi je n’en sais rien, perdu toute ma gaieté, abandonné mes exercices coutumiers ; et de fait mon humeur est si pesante que cette belle architecture, la terre, me semble un promontoire stérile. Cette superbe voûte, le ciel, voyez-vous, cet éclatant firmament en surplomb, ce toit majestueux sculpté de flammes d’or, oui, tout cela n’est plus pour moi qu’un noir et pestilentiel agrégat de vapeurs. Quel chef-d’œuvre que l’homme ! Si noble en sa raison, si infini dans ses facultés, par ses formes et ses mouvements si bien modelé et si admirable, par l’action si proche d’un ange, par la pensée si proche d’un dieu : la merveille du monde, le parangon des animaux ! Et cependant, pour moi, que vaut cette quintessence de poussière ? L’homme ne m’enchante plus, ni les femmes d’ailleurs, même si par votre sourire vous semblez le suggérer.

Rosencrantz — Mon seigneur, mes pensées n’étaient pas de cette étoffe.

Hamlet — Alors, pourquoi avez-vous ri quand j’ai dit : L’homme ne m’enchante plus ?

Rosencrantz — Je pensais, mon seigneur, si l’homme n’a plus de charme pour vous, à l’accueil de carême que les comédiens recevront de vous. Nous les avons dépassés sur la route, et ils viennent ici vous offrir leurs services.

pages 80-81

Hamlet — Je ne suis fou que par vent de nord-nord-ouest ; par vent du sud, je sais reconnaître un faucon d’un héron.

page 84

Hamlet — […] Mon bon seigneur, voulez-vous faire en sorte que les comédiens soient bien logés ? Vous m’entendez, veillez à ce qu’ils soient bien traités, car ils sont le précis et la brève chronique du temps. Mieux vaudrait pour vous une mauvaise épitaphe après votre mort que leur blâme de votre vivant.

Polonius — Mon seigneur, je les traiterai selon leur mérite.

Hamlet — Par le corps du Christ, l’ami, beaucoup mieux. Si l’on traite chacun selon son mérite, qui échappera au fouet ? Traitez-les selon votre honneur et votre dignité. Moins ils le méritent, plus méritoire est votre générosité. Conduisez-les.

page 91

Hamlet — […] Hum, j’ai entendu dire
Que des créatures coupables assistant à une pièce
Furent par l’art de la scène
Si fortement frappées à l’âme que sur-le-champ
Elles proclamèrent leurs forfaits ;
Car le meurtre, si bien qu’il n’ait pas de langue, a pour parler
Une voix miraculeuse. Je ferai jouer par ces comédiens
Devant mon oncle quelque chose qui ressemble
Au meurtre de mon pére. J’observerai ses traits,
Je le scruterai au vif. S’il tressaille,
Je sais ma route. L’esprit que j’ai vu
Est peut-être un diable, et le diable a le pouvoir
De revêtir une forme séduisante ; oui, et peut-être,
Profitant de ma faiblesse et de ma mélancolie,
Car il est très puissant sur ces sortes d’humeurs,
Il m’abuse pour me damner. Il me faut
Un sol plus ferme. Le théâtre sera
La chose où je prendrai la conscience du roi.

pages 93-94

Acte 3.

La reine — […] Pour vous, Ophélie, je souhaite
Que vos sages beautés soient l’heureuse cause
De la fureur d’Hamlet : ainsi je pourrai espérer que vos vertus
Le remettront sur son chemin habituel,
Pour votre honneur à tous deux.

Ophélie — Madame, je le souhaite.

page 97

Hamlet — Être, ou ne pas être, telle est la question.
Est-il plus noble pour l’esprit de souffrir
Les coups et les flèches d’une injurieuse fortune,
Ou de prendre les armes contre une mer de tourments,
Et, en les affrontant, y mettre fin ? Mourir, dormir,
Rien de plus, et par un sommeil dire : nous mettons fin
Aux souffrances du cœur et aux mille chocs naturels
Dont hérite la chair ; c’est une dissolution
Ardemment désirable. Mourir, dormir,
Dormir, rêver peut-être, ah ! c’est là l’écueil.
Car dans ce sommeil de la mort les rêves qui peuvent surgir,
Quand nous aurons quitté le tourbillon de vivre,
Arrêtent notre élan. C’est là la pensée
Qui donne au malheur une si longue vie.
Car qui voudrait supporter les fouets et la morgue du temps,
Les outrages de l’oppresseur, la superbe de l’orgueilleux,
Les affres de l’amour dédaigné, la lenteur de la loi,
L’insolence du pouvoir, et les humiliations
Que le patient mérite endure des médiocres,
Quand il pourrait lui-même s’en rendre quitte
D’un coup de dague ? Qui voudrait porter ces fardeaux,
Pour grogner et suer sous une vie harassante,
Si la terreur de quelque chose après la mort,
Contrée inexplorée dont, la borne franchie,
Nul voyageur ne revient, ne déroutait la volonté,
Et ne nous faisait supporter les maux que nous avons
Plutôt que fuir vers d’autres dont nous ne savons rien ?
Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches,
Et ainsi la couleur première de la résolution
S’étiole au pâle éclat de la pensée,
Et les entreprises de grand essor et de conséquence
Se détournent de leur cours
Et perdent le nom d’action. […]

pages 98-99

Hamlet — Ah, ah ? Êtes-vous vertueuse ?

Ophélie — Mon seigneur ?

Hamlet — Êtes-vous belle ?

Ophélie — Que veut dire Votre Seigneurerie ?

Hamlet — Que si vous êtes vertueuse et belle, votre vertu ne devrait pas admettre de pourparlers avec votre beauté.

Ophélie — La beauté, mon seigneur, peut-elle avoir meilleur commerce qu’avec la vertu ?

Hamlet — Certes, oui, car le pouvoir de la beauté transformera la vertu en maquerelle plus vite que la force de la vertu ne changera la beauté à son image. C’était autrefois un paradoxe, mais aujourd’hui le temps en donne la preuve. Je vous aimais jadis.

Ophélie — En vérité, mon seigneur, vous me l’avez fait croire.

Hamlet — Vous n’auriez pas dû me croire, car la vertu ne peut être greffée sur notre souche originelle au point d’en chasser l’ancienne saveur. Je ne vous aimais pas.

Ophélie — Je n’en fus que plus trompée.

Hamlet — Va-t’en dans un cloître. Quoi, tu voudrais procréer avec des pécheurs ? Je suis moi-même moyennement vertueux, et pourtant je pourrais m’accuser de choses telles qu’il vaudrait mieux que ma mère ne m’eût pas mis au monde. Je suis très orgueilleux, vindicatif, ambitieux, et j’ai plus de forfaits en réserve que je n’ai de pensées pour les concevoir, d’imagination pour leur donner forme, ou de temps pour les accomplir. À quoi bon des êtres tels que moi qui se traînent entre ciel et terre ? Nous sommes de vraies crapules, ne crois aucun de nous. Va-t’en dans un cloître. Où est votre père ?

Ophélie — À la maison, mon seigneur.

Hamlet — Fermez les portes sur lui, qu’il n’aille pas faire le pitre en dehors de sa propre maison. Adieu.

Ophélie — Ô Cieux cléments, aidez-le !

Hamlet — Si tu dois te marier, je te donnerai ce fléau pour dot : sois chaste comme la glace, pure comme neige, tu n’échapperas pas à la calomnie. Au cloître, va, adieu. Ou si tu veux absolument te marier, épouse un pitre ; car les sages savent trop bien quels monstres vous faites d’eux. Au cloître, allez, et vite. Adieu.

Ophélie — Ô puissances du Ciel, guérissez-le !

Hamlet — J’ai entendu parler aussi de vos peintures. Dieu vous a donné un visage et vous vous en faites un autre. Vous frétillez, vous minaudez, et vous prenez des tons, vous affublez de petits noms les créatures de Dieu et faites l’impudique sous vos airs d’innocence. Allez, je n’en veux plus. Cela m’a rendu fou. Je dis qu’il n’y aura pas de mariage. Ceux qui sont déjà mariés, tous sauf un, qu’ils vivent. Les autres resteront comme ils sont. Au cloître, allez.

pages 100-102

Ophélie — […] Oh ! Malheur à moi,
Avoir vu ce que j’ai vu, et voir ce que je vois !

page 103

Le roi — Soit.
Folie chez les grands ne peut aller sans surveillance.

page 104

Hamlet — Dites cette tirade, je vous prie, comme je l’ai prononcée, lestement sur la langue ; car si vous devez la beugler, comme font tant de comédiens, j’aimerais autant faire dire mes vers par le crieur public. Et puis ne sciez pas trop l’air avec la main, comme ça, de la mesure en tout : car dans le torrent, la tempête et, pour ainsi dire, le tourbillon de la passion, vous devez acquérir et engendrer en vous une retenue qui lui donne du coulé. Oh ! cela me blesse l’âme d’entendre un furieux gaillard emperruqué déchirer une passion en lambeaux, oui, en charpie, fendre les oreilles des spectateurs du parterre, qui pour la plupart n’apprécient rien que les pantomimes incompréhensibles, et le fracas. Je ferais volontiers fouetter ce gaillard qui charge Termagant, et outre-hérode Hérode, de grâce, évitez cela.

Le premier comédien — Je le promets à Votre Honneur.

Hamlet — Ne soyez pas non plus trop bridé ; mais laissez votre discernement vous guider. Réglez le geste sur le mot, et le mot sur le geste, en vous gardant surtout de dépasser la modération de la nature. Car tout ce qui est forcé s’écarte du propos du jeu théâtral, dont le but, dès l’origine et aujourd’hui, était et demeure de tendre pour ainsi dire un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses traits, au ridicule son image, et à notre époque et au corps de notre temps sa forme et son effigie. Or l’outrance, ou l’insuffisance, même si elle fait rire l’ignorant, ne peut manquer d’affliger les gens de goût ; et l’opinion d’un seul d’entre eux doit plus compter pour vous que tout un théâtre des autres. Oh ! j’ai vu jouer des comédiens, que j’ai entendu d’autres célébrer hautement, et qui, je le dis sans blasphème, n’ayant ni accent de chrétien, ni démarche de chrétien, de païen, ou même d’homme, se pavanaient et beuglaient de telle façon que je les ai crus fabriqués, et d’ailleurs ratés, par quelque médiocre apprenti de la nature, tant ils singeaient abominablement l’humanité.

Le premier comédien — J’espère que nous avons en partie corrigé cela chez nous.

Hamlet — Oh ! corrigez-le tout à fait. Et que ceux qui jouent les bouffons n’en disent pas plus que ce qu’il y a dans leur rôle ; car il en est parmi eux qui rient eux-mêmes, pour faire rire un certain nombre de spectateurs obtus, au moment même où il faudrait faire attention à un point important de la pièce. C’est une friponnerie, et cela montre une bien pitoyable ambition chez le sot qui le fait. Allez vous préparer.

pages 104-106

Hamlet — Horatio, tu es vraiment l’homme le plus juste
Que j’aie jamais fréquenté.

Horatio — Oh ! mon cher seigneur…

Hamlet — Non, ne crois pas que je te flatte,
Car quel avantage puis-je espérer de toi
Qui n’as d’autre revenu que ta bonne humeur
Pour te nourrir et te vêtir ? Pourquoi flatter le pauvre ?
Non, que la langue de miel lèche le luxe vaniteux,
Et que plient les souples charnières des genoux
Là où il y a profit à flagorner. Tu m’écoutes ?
Dès que mon âme fut maîtresse de son choix,
Et qu’elle sut distinguer parmi les hommes,
Elle t’a choisi pour elle et marqué de son sceau ; car tu as toujours été
Un homme qui, souffrant tout, ne souffre rien,
Qui accueille les rebuffades et les récompenses de la Fortune
Avec des remerciements égaux ; bienheureux
Ceux dont le sang et le jugement sont si bien mélangés
Qu’ils ne sont pas sous les doigts de la fortune une flûte
Où elle joue la note qui lui plaît. Donnez-moi l’homme
Qui n’est pas esclave de la passion, et je le porterai
Au profond de mon cœur, oui, au cœur de mon cœur,
Comme je le fais de toi. […]

pages 107-108

Hamlet — Madame, puis-je m’allonger entre vos genoux ?

Ophélie — Non, mon seigneur.

Hamlet — Je veux dire : ma tête sur vos genoux ?

Ophélie — Oui, mon seigneur.

Hamlet — Vous pensiez que je parlais de contrées champêtres ?

Ophélie — Je ne pense rien, mon seigneur.

Hamlet — C’est une belle pensée de s’étendre entre les jambes d’une vierge.

Ophélie — Quoi, mon seigneur ?

Hamlet — Rien.

Ophélie — Vous êtes gai, mon seigneur.

Hamlet — Qui, moi ?

Ophélie — Oui, mon seigneur.

Hamlet — Par Dieu, le roi des turlupins ! Qu’a-t-on de mieux à faire que d’être gai ? Car voyez comme ma mère a l’air enjoué et mon père est mort il y a moins de deux heures.

Ophélie — Non, deux fois deux mois, mon seigneur.

pages 110-111

Hamlet — Les comédiens ne savent pas garder un secret, il faut qu’ils disent tout.

page 113

Le roi de comédie — Pour l’heure vous pensez, je crois, ce que vous dites ;
Mais nos résolutions souvent se brisent vite.
Notre projet est l’esclave de la mémoire,
De naissance violente et de force illusoire,
Il tient à l’arbre comme un fruit vert et dur,
Mais sans qu’on le secoue tombe quand il est mûr.
Nous oublions fatalement de nous payer
Ce qui n’est dû qu’à nous comme seul créancier.
Ce que dans la passion nous projetons de faire,
La passion terminée en ruine le projet.
La douleur et la joie, quand elles sont extrêmes,
Détruisent leur objet, se détruisant elles-mêmes. […]

page 115